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Francis Denis

Back to list Added Aug 22, 2018

Maman

MAMAN ( toujours et encore un peu plus… )


C’est aujourd’hui dimanche, la fête à ma maman…


C’est sa fête tous les jours, tant que je resterais à ses côtés pour qu’elle ne soit pas effrayée en observant sa triste solitude dans le miroir des jours qui passent. Je suis son bâton de vieillesse, son sucre d’orge, sa guimauve, son pot de chambre, sa chair à martyriser, sa serpillière, son souffre-douleur, son amour de fils.

J’ai fait abstraction de mon âge et de mon nom. J’ai replié les ailes du désir une bonne fois pour toutes. Je ne sais plus vraiment d’où je viens et encore moins où je vais. De mon enfance, de mon adolescence trop vite massacrées, j’ai fait une planche de bois mort. Je suis aussi muet qu’une inclusion, figé dans un solide transparent qui m’interdit toute tentative d’évasion, toute respiration inutile.

Je suis « Coco ».

« Viens ici mon Coco ».  « Fais ‘ci, fais pas ça Coco ». « J’ai soif ! ». 

« Mais que ferais- tu sans moi mon Coco, je dois tout te dire, tout t’apprendre encore, et à ton âge ! »

Mais moi, je n’ai plus d’âge ! 

J’ai cessé de grandir pour me réfugier dans un corps qui n’est plus le mien.

Ses douleurs, ses impatiences, son manque d’oxygène ne m’appartiennent plus.

« Coco ! Faut laver parterre ! Je me suis laissée aller… »


Il est six heures trente du matin et sa douce voix m’arrache soudain à la douceur d’une caresse imaginaire.

« Coco ! J’ai plus sommeil ! Viens m’aider à me lever, faut que j’aille aux toilettes. »

Je la tiens par Le bras et l’emmène jusque-là non sans devoir subir ses premières réprimandes.


J’ai cru un moment que l’on faisait des enfants par amour mais la réalité s’est avérée cruellement décevante, à la hauteur de ma crédulité.

L’amour ! 

En fait, je ne saurais le définir. Je ne peux que l’imaginer.

Est-ce un sentiment plus qu’une sensation, une façon de concevoir l’existence, un manque, un cadeau que l’on fait aux autres ou à soi-même, l’oubli de soi, une respiration commune ?

Quoiqu’il en soit, ce ne peut être ce que j’endure chaque jour ou alors, la vie n’est qu’une vaste forfaiture !


Je reste le naufragé en détresse que je suis devenu depuis mes premières années d’école. 

Je m’accroche désespérément à ma mère, ce rocher abrupt qui m’empêche de sombrer mais qui m’interdit également tout espoir de prendre un jour le large.

J’ai l’impression qu’elle me déteste. Que je dois représenter à ses yeux le pire des cauchemars, que je suis le fruit d’une abomination.

Je n’ai pas connu mon géniteur. 

Elle seule pourrait me dire mais son silence est la première lanière du fouet qui lui sert à me punir un peu plus chaque jour, à petites doses homéopathiques mais sans aucun espoir de guérison, ni pour elle, ni pour moi.

Nous sommes deux blessures vivantes qui s’affrontent et se supportent pour le pire dans la moiteur de notre quotidien.


Il m’arrive parfois d’envisager le pire. À la fois une douleur et un immense soulagement…

Je suis à ses côtés et l’observe qui nous quitte pour de bon.  

Son dernier râle me libère enfin. Je suis aussi fou et léger qu’un papillon sortant de sa chrysalide.

Je ne sais si les larmes qui coulent sur mes joues sont des larmes de joie ou de tristesse. Les deux à la fois sans doute, mais cela semble relever du domaine de l’impossible.

J’en ai la langue qui gonfle, la gorge qui s’assèche, puis je ravale ma morve et baisse la tête. 

Ce sera pour une autre fois !


Pour l’instant, je déblaie la table du petit déjeuner avant de pouvoir souffler et m’aérer l’esprit en parcourant les allées du marché tout proche.


J’ai dans la poche le papier soigneusement plié en quatre où elle a griffonné ce qu’il fallait acheter ce matin et surtout, rien de plus, rien de moins.

La vie est si chère…  Sans compter ce que lui coûte son fainéant de fils !

Désormais, elle n’a plus besoin de le répéter à longueur de journée. Cela s’est inscrit dans ma mémoire et dans son regard.


Voilà. Enfin libéré du joug maternel pour quelques temps. 

C’est à chaque fois comme une nouvelle naissance. Je me sens prêt à tout. À mordre à pleines dents dans tout ce qui se présente, à embrasser le premier ou la première venue, et même, lorsque le délire atteint son paroxysme, à envisager de ne plus rentrer à la maison.

Ne plus rentrer à la maison ! Voler enfin de mes propres ailes et ne plus subir l’horrible présence d’une mère que je déteste et qui me déteste.

Mais que ferait-elle sans moi ?

Je suis le dernier fil qui la relie encore au monde des vivants, sa dernière source de jouissance, son seul exutoire.

Même si je dois continuer à en souffrir, je ne me sens pas la force de l’abandonner.

J’étoufferais sous le poids de la culpabilité.


Ça sent l’été au coin des étals.

Les melons parfument l’air ambiant.

En choisir un. Pas trop mûr. Pas trop cher.

Puis me diriger vers la roulotte du charcutier. Il vient de loin celui-là. Du fin fond de sa campagne. Son teint rougeaud et ses grands yeux bleus lui donnent un air affable qui lui assure chaque samedi une file ininterrompue de clients. On y parle de tout. Chacun se connaît. Chacun va de son petit mot amical ou se fend d’une plaisanterie parfois douteuse mais toujours partagée avec générosité.

Pas besoin d’aller à l’autre bout du monde pour se sentir dépaysé et trouver un soupçon de bonheur.

Je me faufile au travers des badauds avec l’insouciance et l’agilité d’un poisson dans l’eau.

Je suis enfin dans mon élément.


J’existe, fondu dans la masse, à la fois seul et appartenant à l’immense vague humaine. 


Mais toute échappée à une fin.

J’apprécie d’autant plus ces moments de liberté qu’il me faut accepter le dur retour à la réalité.

Mon cabas plein, je prends le chemin du retour, en traînant un peu plus des pieds, la tête basse et les yeux rivés au sol.

Je me sens l’âme d’un chien battu et il n’y a personne, personne pour me consoler.


« Et bien Coco, t’en a mis du temps ! J’espère au moins qu’il ne manque rien. »


Je déballe puis range mes achats sans un mot. Je ne vais pas rentrer dans son jeu tout de suite. Je m’accorde encore un moment pour savourer les bienfaits de mon escapade.

Elle s’est assise et commence à équeuter les haricots qu’elle a éparpillés sur la table de la cuisine.

Elle s’affaire à sa tâche tout en m’observant d’un œil méfiant, comme si j’étais un sale gamin prêt à faire un mauvais coup.

Je me suis enfoncé dans le fauteuil près de la fenêtre qui donne sur la rue. L’animation du dehors me permet de tenir bon et de ne pas succomber à la suffocation.

Il m’arrive souvent de saisir un livre dans la bibliothèque toute proche et de le feuilleter rapidement. Une façon sans doute de faire la nique au mauvais sort qui ne m’a pas permis d’apprendre à lire comme tout un chacun et qui me couvre de honte.

Il m’a fallu du temps et beaucoup d’abnégation pour pouvoir enfin déchiffrer et retenir les mots qu’elle m’écrit en lettres capitales pour que je puisse assumer mon rôle de commissionnaire.

Elle n’aime pas la foule. Elle n’aime pas les gens. Elle ne m’aime pas.

Je suis donc chargé d’accomplir ce qui est à ses yeux une sale besogne.

J’en suis ravi.

Ses seuls terrains de sortie se résument à la supérette du coin, la poste toute proche où elle seule peut retirer de l’argent, la petite place où trône la fontaine au cygne et  « Au Rendez-vous des Amis », l’unique café du quartier où nous nous rendons un jour sur deux.

« Au Rendez-vous des Amis »… Cela ne pouvait pas mieux tomber pour quelqu’un d’aussi misanthrope !

J’ai le droit, voire l’obligation, de l’y accompagner. C’est un rituel. 

Je lui sers de carte de visite.


« Vous voyez ! Je suis une bonne mère ! Je suis une femme seule et qui élève son enfant, même devenu adulte. Sans broncher, avec courage et ténacité ! »


Sans doute pense-t-elle se mettre ainsi à l’abri de tout quolibet à son égard et écarter ceux qui voudraient s’immiscer dans notre misérable existence.

Il est vrai qu’aucun des habitués ne nous porte attention. Nous sommes aussi transparents que le verre d’eau qui accompagne religieusement son petit cognac à trois sous.

Même la patronne qui à maintes fois a tenté de créer une relation amicale a fini par démissionner.

Alors, un jour sur deux, j’attends que ça se passe, assis à ses côtés devant ma chope de bière plate, et je mesure toute la tristesse du monde.


Pour l’instant, elle vient de terminer les haricots qu’elle plonge quelques secondes dans l’eau bouillante avant de les arroser d’eau froide et de les mettre enfin à la cuisson. Tout cela pour soi-disant les raffermir et leur donner plus de goût.

Pour moi, ils resteront toujours aussi fades.

Tout comme les instants passés lors des repas où il est de bon ton de parler de la pluie et du beau temps.

Heureusement, il y a les saucisses du charcutier. 

Leur fumet et leur texture me font oublier leur piètre accompagnement et m’invitent au voyage…

Je ne suis plus en compagnie d’une triste mégère au cœur de ma triste maison dans un triste quartier.

Je suis le capitaine de vaisseau à qui l’on vient de présenter les derniers mets découverts au cours de notre périple au sein d’archipels encore inconnus.

Il est bon, parfois, d’avoir une imagination délirante. C’est ce qui me sauve. J’en conviens aisément.


Elle, elle mange.

Elle observe en silence les gens qui passent dans la rue.

La météo, on en a déjà parlé.


À suivre…


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