Trois grâces contemporaines (2018) Malarstwo autorstwa Rémi Acquin

Les Charités, ou Grâces chez les Romains, sont des divinités mineures d’origine très ancienne, probablement préhellénique. D’abord au nombre de deux dans les plus anciennes évocations littéraires, leur nombre est porté à trois par le poète grec Hésiode au VIIIe siècle avant J.C.
Dénommées Aglaé, Euphrosyne et Thalie, elles forment, selon ce poète, une triade personnifiant à la fois le charme et la beauté. On les considère généralement comme les filles de Zeus et d’Eurynomé, la plus belle des Océanides, quoique d’autres parentés leur aient été prêtées dans les traditions et les textes antiques.
Compagnes d’Apollon (Phoebus) et d’Aphrodite (Vénus), elles représentent chacune un type de beauté différent : Aglaé la splendeur, Euphrosyne la gaieté et Thalie l’abondance, le don.
Ensemble, elles personnifient la vie dans toute sa plénitude, dans toute son intensité. Elles président aux manifestations gratuites de la beauté, de la joie et de la douceur : les jeux et les danses (d’où leurs représentations artistiques), les fêtes et les festins, ou encore la sexualité en dehors du mariage.
Les grâces ayant traversé plus de trois mille ans, on ne peut s’étonner qu’elles constituent l’un des thèmes mythologiques les plus traités par les artistes, à tel point qu’elles constituent un fil conducteur permettant d’appréhender dans son ensemble l’histoire de l’art occidental, depuis l’Antiquité athénienne et spartiate jusqu’à nos jours.
Les interprétations prennent des libertés plus ou moins affirmées avec les origines mythologiques, les grâces représentant tantôt trois âges de la vie, trois saisons, l’incarnation de la beauté, de la douceur et de l’amitié, ou trois jeunes filles dans diverses situations exemptes de toute symbolique perceptible.
On peut ainsi évoquer, entre autres, depuis les marbres grecs et les fresques et mosaïques de Pompéi, les peinture de Botticelli, Raphaël, Cranach l’Ancien, Rubens, van Loo, Grien, Boucher, Regnault, Kupka, Delaunay, Valtat, Foujita, Dali, Picasso, les sculptures de Canova, Pradier, Maillol et Niki de Saint-Phalle, ou encore les photographies de Man Ray et Sally Mann.
Pour mes « Trois Grâces Contemporaines », je me suis fondé plus particulièrement sur le petit tableau de Raphaël, peint vers 1505, lui-même probablement inspiré d’une médaille de Niccolò di Forzore Spinelli (1430-1514). Cette œuvre m’a séduit par son mystère, son apparente simplicité, par l’équilibre rythmique de la composition et les complémentarités des couleurs.
J’ai représenté les grâces d’une manière classique, dans une pose fidèle aux représentations les plus anciennes : la figure centrale est de dos, et l’une des grâces regarde dans une direction opposée à celle où les deux autres dirigent leur vue. Comme dans le dessin préparatoire de l’œuvre de Raphaël, découvert en 1986, la grâce centrale pose ses mains sur les épaules de ses voisines.
Le fond dépouillé, brossé en terre d’ombre, rappelle quant à lui le tableau de Cranach l’Ancien, mettant en valeur les tons ocres de la carnation des nus. La gestuelle des grâces crée une impression de giration et de perception des figures en trois dimensions. Il émane également des attitudes, des regards, de la transparence des voiles, à la fois candeur et sensualité.
Pourtant, au-delà des analogies évidentes avec l’œuvre de la renaissance, ces trois grâces sont résolument actuelles. Cette modernité transparaît discrètement de leur physique, de leurs coiffures, et, de manière éclatante, de leurs attributs, ces smartphones qui constituent par excellence le symbole matériel de notre époque. Ceux-ci apparaissent dans ce tableau classique presque en intrus, comme des éléments anachroniques, créant un télescopage temporel, ouvrant à eux seuls une porte sur cinq cents ans d’histoire.
Alors que les grâces de Raphaël offraient une pomme, celles-ci jouissent des plaisirs de la technologie moderne, l’une écoutant sans doute de la musique dans son oreillette, les deux autres souriant pour un selfie. Le don s’est transmué en plaisir narcissique, et la symbolique millénaire faisant des grâces des porteuses de vie et de joie fait place au repli sur soi, au désintérêt de l’autre, au plaisir immédiat et futile, nous interpellant sur nos propres comportements. Nous serions bien en peine d’identifier en elles Aglaé, Euphrosyne et Thalie. Toutes trois ont leur attention concentrée sur les smartphones, objets d’adoration universelle, nouvelles divinités industrielles. Et le regard, d’ordinaire détaché que nous portons sur les déités antiques, s’emplit d’émotions douces-amères : ces grâces contemporaines ne sont-elles pas de simples jeunes femmes, nos filles, vouées à vivre nos joies et nos tourments, à vieillir et à mourir un jour ?

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