Ajouté le 30 oct. 2020
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EXTRAITS
Les jardins de l’ombre
Le parfum des roses
ST-Paul 1993
Une ombre sale aux formes incertaines sortait lentement de la nuit par une lumière froide lointaine inaccessible.
Un visage d’une pâleur bleutée apparut, il semblait sourire mais d’un sourire figé. Son regard effrayant fixait le vide. Il s’effaça lentement pour laisser paraître l’horreur d’un corps nu, sans tête, sans peau, le ventre béant, vidé de ses organes. Pendu au bout d’une chaîne, il se balançait sur l’immense portail de fer du jardin des plantes. Un crochet de boucher planté dans son cou jouait une musique macabre sur la grille.
Une pointe de lumière apparut soudaine, blanche, aveuglante, jaillie du néant. En grandissant, elle éclairait une rivière de sang qui couvrait le sol de carreau blanc et noir. Un aigle aux ailes déployées le regardait fixement sans bouger.
Le cœur affola ses battements, la gorge se serra et l’air vint à manquer, l’angoisse grandit.
« Je suis mort ?…Merde !…Je suis mort ! Comme un con…Et tout ce sang !… Et cette foutue lumière ! J’ai mal ? Pourquoi ma blessure me fait mal ?
Ha ! C’est quoi cette brume ? Bon sang ou suis-je ?
D’où vient cette plainte, et cette respiration ?… J’ai froid. Et cette lumière !
Des perles de sueur mouillaient son front tandis que ses paupières fermées trahissaient son agitation quand une main se posa sur sa poitrine.
L’étouffement retint son cri.
– Monsieur Talamoni, Louis ! dit une voix douce, on se réveille!
Louis eut quelques difficultés à s’arracher à son tourment. Il hocha la tête, pour signifier à sa logeuse qu’il avait saisi le message. Il mit la main devant ses yeux pour cacher la lumière du plafonnier.
– Vous avez rêvé. Je suppose que c’est encore ce cauchemar ?
Louis émis un grognement qui voulait dire oui.
– Cela faisait longtemps qu’il vous laissait tranquille.
C’est terrible ce fait divers. Revenir comme cela vous torturez. Vous avez une explication ?
Louis ébaucha un non de la tête.
– J’étais montée vous dire qu’on vous appelle au téléphone.
Dame Rose, comme l’appelaient gentiment ses pensionnaires avait les rondeurs qui seyaient à sa bonhomie. Elle abhorrait un sourire permanent agrémenté de jolies lèvres charnues.
Sous une frisure blonde un visage poupin témoignait dans chacune de ces expressions, de la douceur. Son charme n’avait pas d’égal. La cinquantaine de ses artères s'aggravait en rien sa fraîcheur naturelle.
Le corps brisé, le front glacé Louis Talamoni sortit enfin de son cauchemar. Il put articuler :
– Merci Rose, je descends.
– Je vous apporte votre déjeuner ? demanda Rose qui était aux petits soins pour son pensionnaire.
– Ne vous dérangez pas, je le prendrai en bas.
Il poussa d’un geste lent les draps trempés de son sommeil agité et posa un pied mal assuré au sol.
Ses mains noueuses voulurent coiffer ses cheveux grisonnants. Elles s’arrêtèrent sur ses yeux, comme s’il voulait en arracher les images qui troublaient encore son esprit.
Louis Talamoni, commissaire de police de son état, était arrivé tant bien que mal à six mois de ses cinquante ans.
Un passé mouvementé au S.A. (Service Action) puis au contre-espionnage lui avait laissé quelques cicatrices au corps et à l’âme.
Célibataire et sans famille, il s’était résolu à vendre la demeure familiale héritée de ses parents, pour revenir à ses premières amours : l’arrière-pays niçois. Un petit village médiéval près de Vence où il comptait cultiver sa passion : la peinture dans le parfum des roses de mai.4
Pour éviter de se laisser distraire, il avait résumé son espace de vie au confort rudimentaire d'une chambre spartiate, que lui louait « Dame Rose » dans sa pension de famille. L’aspect vieil France et le charme discret de cette résidence convenaient parfaitement à la quête de paix à laquelle il aspirait.
Sa longue carrière l’avait un peu désespéré de la nature humaine. Il avait côtoyé l’horrible dans toute sa définition, à tel point qu'il lui était devenu familier. Une nouvelle norme que les mots ne suffiraient pas à renverser.
Par instinct de survie, il s’était fait à tout.
Ses révoltes de jeune homme ainsi que ses illusions finirent par se taire sous le cuir durcissant. Il espérait avoir réussi à conserver son intégrité, mais ses souvenirs lui 55faisaient encore douter de lui. Aussi, une blessure restait-elle ouverte et ne cessait de donner à son vécu un goût d’inachevé : celui d’une page qu’il ne pouvait tourner et qui nourrissait ses colères muettes.
Il venait de compter sa dixième année d’exercice aux Stups après vingt ans aux services secrets.
Quoique différent de ses anciennes missions, son univers n’était pas mieux loti.
Cependant les règles avec le temps s’étaient modifiées. Les trafics intéressaient une autre clientèle, plus jeune, plus violente.
La retenue n’avait plus droit de cité. Le meurtre devenait un langage fréquent et la technologie rendait les recherches plus pointues.
Pour préserver un semblant de confort moral, Louis avait trouvé une formule : il s’abstenait d’être, se mettait en congé de lui-même pour laisser toute la place au Commissaire Talamoni : un fonctionnaire bien noté, relativement bien payé, sans plus guère d’état d’âme. Une mécanique bien huilée
Ce jour-là en se rasant, Louis Talamoni n’eut pas un sourire pour lui-même. Ces nuits agitées l’épuisaient. Mais ce qui le fatiguait le plus, c’était son impuissance.
Il avait l’impression de se battre avec des épées en bois face à des kalachnikovs.
Le trafic international auquel il s’adressait ne jouait pas le même jeu que lui. Les douanes fer de lance du métier, sont parfois sur le cul face à l’ingéniosité des passeurs.
– ah ce téléphone ! Pensa-t-il agacé. Il aurait aimé se couper du monde pour devenir un ours des Carpates ou un ermite.
Il avait choisi cette pension pour son éloignement et le peu de ses fréquentations.
Disposé près de sa fenêtre, donnant sur le parc d’oliviers et de lavandes, avec pour tout horizon les Alpes.
Une toile de lin blanchie attendait patiemment sur son grand chevalet de bois, la caresse d’un pinceau.
Souvent Louis se tenait devant elle pour y projeter le dessin de ses rêves. Il était une promesse jusqu’alors inaccessible.
Avant de pénétrer dans la salle de bain, Louis passa doucement le doigt sur le corps long des tubes de peintures dont le chant des couleurs restait muet.
Parvenu au bas de l’escalier face à la porte vitrée du jardin, sur la commode de bois verni, le téléphone était décroché. Louis le raccrocha puis le décrocha à nouveau. Il composa le numéro mille fois usité.
– Talamoni ! dit-il simplement
– Chef ! dit une voix au bout du fil ; il s’est évadé !
Après un long silence …
– Je sais !
– Comment ça : vous savez ?
Il ne crut pas nécessaire de répondre. Près du téléphone, un journal était ouvert. Un décès était annoncé ; le nom rappela quelque-chose à Louis : celui de Rossi.
Le clan vingt ans plus tôt
Vence 1974
Immigrés Siciliens au début du siècle, la famille Rossi avait conservé intactes les traditions et les pratiques des origines.
Descendant d’un grand-père évadé sous peine de mort du village de Corléone en Sicile, dont la réputation mafieuse n’était pas surfaite.
Les générations qui suivirent prirent soins de respecter à la lettre, les préceptes du Pépé mafioso.
C’est ainsi que la réputation s’était établie dans le Canton. Enviés et redoutés, ils avaient su façonner leur pouvoir sur le voisinage. La crainte qu’ils inspiraient imposait l’omerta, indispensable aux « affaires ».
L’héritier de la lignée des Rossi, s’était marié à la très belle Julie, fille de fermier, héritière de nombreux hectares de riches terres. Elle était morte en couche, laissant un mari dépressif jusqu'à‘ à finir fou.
Celui-ci désigna son fils aîné Alberto pour la gestion des affaires de la ferme. Tonio, Maria et Luce, dite Lucette la petite dernière, vinrent compléter la fratrie.
Alberto Rossi trouva dans le trafic d’armes entre autres, les ressorts de son expansion.
La place n’était pas aisée à prendre ; elle se négociait parfois dans le sang. Son héritage et ses contacts mafieux le prédisposaient à ce type de pratiques.