Ajouté le 3 août 2018
C’est peut-être cela l’âme, entre être et néant, cet état du désir que libère le geste dans la trace et qui chaque fois convoque l’ineffable. L’acte de peindre transfigure le monde en lui substituant d’autres mondes qui un instant plus tôt n’existaient qu’à l’état d’intention, des domaines de l’insurrection et d’une liberté enfin concrète dans l’odeur suave des matières et le peuplement des objets. Peindre est un engagement de soi-même pour soi-même, un agir profondément égoïste qui déjoue le temps et le remplace par une solitude éclairée et heureuse.
Le peintre devient dans cet agir diluvien un sujet de l’improbable, un spectre magnifique qui s’égare sur un chemin silencieux aux frondaisons limpides, dans l’inversion d’un monde jusqu’à son épanouissement au cœur de l’esprit. C’est une aventure miraculée que le peintre thaumaturge réinvente sans relâche, sans douleur, sans contrainte vers l’épuisement des sens. Au loin, il y a le grand large d’un horizon perdu qui reprend corps dans la geste insensée.
De cet engagement de tout instant, rien n’échappe au hasard. Le hasard n’existe pas en peinture ; il n’y a que des intentions folles comme autant de merveilleux accidents qui tissent la trame inéluctable de l’accomplissement d’un rite. Peindre c’est accepter de s’accepter dans l’étonnement simple et profond de l’exception de son esprit, de son être, de son âme. Il n’y a pas de hasard dans cet art de l’improvisation providentielle, juste une promesse intenable au travers de la trace laissée.
La vie se joue, se déjoue dans chaque toile, dans chaque dessin, dans la plus infime trace de soi-même laissée à l’abandon sur le support, inexorablement. Il n’y a rien à trouver, rien à chercher, rien à exiger : tout est toujours là dans l’explosion de l’insu quand la première couleur est plaquée sur la toile. Il n’y a pas d’achèvement autre que le désir sourd de la toile suivante, de l’espace libre, prêt à vibrer sous les mains du peintre dans une attitude prophétique et éclairée. Alors, dans la splendeur immatérielle d’un langage inconnu, s’invente et se réinvente au débotté une grammaire de l’abstrait.
Le peintre est un prédateur d’ombre et de lumières, de chaos et de plénitude. Dans la lente concrétion des matières malaxées, projetées, lacérées, caressées, raclées, étirées, palpite une algèbre du désordre et des désinences inconnues comme une respiration autre. La vie au grand air, sans plus aucune limite, c’est cela peindre. On n’est jamais rassasié de ces nourritures étranges et lénifiantes ; alors de toile en toile, de geste en geste, de trace en trace, on construit une œuvre, un ouvrage éternel et sans fin dont on sait que seul l’effacement de la vie sera le terme.
Jean-Luc FORTIN – 27 novembre 2016.