Added Nov 13, 2019
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Dialogue avec Moussa Koné
Fragment 1, le 10/09/2018
Alors que nous jouons une partie d’Awalé, Moussa , le chef de service, me demande : « Quelle spécialité envisages-tu d'aborder lors de ton internat ? »
- Psychiatrie, répondis-je net.
Il ne rebondit pas tout de suite.
- Les maîtres d’Awalé ont l'art des gens qui n'ont pas d'art. Les psychiatres ont l'art de soigner, plus rarement de guérir. Si tu es poètes, parce que tu écris… tu écris bien de la poésie n'est-ce pas ?
- Si on peut dire, j'essaye…
- Les poètes ont l'art d'émerveiller, l'art de prophétiser, l'art du lyrisme. Ils soignent aussi d'une certaine façon. Les maîtres d'Awalé, les psychiatres et les poètes, sont dans leur recherche l'essentiel du temps, face à leur solitude, avec leur musique personnelle.
- Ceci est notre manière de distancer nos peines… et surtout de distancer le temps. Les poètes sont des poètes tout court. Alors que les psychiatres peuvent être des maîtres de l'inconscient, théoriciens, pharmaciens, chimistes, enseignants. Je ne suis pas un auteur lyrique, je suis un révolté.
- Révolté ? Ah, ça ! Comme tous ces poètes bien nés, ces poètes du genre aristocrate du prolétariat.
- Oui, je l'admets. Mais les psychiatres eux sont dans leur volonté de puissance, trop souvent sourd à une certaine musique de l'anarchie. Qui pour moi est la musique de la poésie.
- à propos d'anarchie, je ne sais pas si tu connais Russel Jacoby… Il affirmait que la psychanalyse « troqua son aspect menaçant et parfois révolutionnaire contre un comportement plus affable », désormais devenue « légale, respectueuse mais aussi molle et satisfaite d'elle-même. Nous comprendrons qu'aujourd'hui il n'existe plus rien qui puisse prouver que la psychanalyse ait jamais été révolutionnaire, ou autre chose donc que molle et satisfaite .
Fragment 2, le 11/09/2018
Moi : « Pour être un poète il faut renoncer à avoir honte, même de ses coquilles. »
- La poésie est sans doute le langage le plus haut chargé de sens, parce qu'elle est le foyer, le nœud, le vortex de « la pertinence du mot », de « l'originalité de l'image » et de « l'assonance des sons ».
- Le psychiatre débusque la musique secrète de l'inconscient, la voie intérieure de l'homme, son manque, le grand vide mystérieux, ce qui ne suffit pas au cerveau et à sa matière mais qui fait son esprit.
- Le poète perçoit le chant du monde, le soi relationnel avec le cosmos, dieu et les autres soi ; aussi bien que la voie intérieure.
- Plus rare sont ceux qui essayent de mettre les deux voies dans le même vortex.
Je suis stagiaire en psychiatrie le jour, et en proie à de brûlants rêves la nuit. En moi la nuit, il y a un poète qui sommeille, et en chaque poète le jour, un psychiatre ignoré: Le psychiatre et certains poètes manient et travaillent avec la substance articulée du langage : le langage qui me structure aussi, qui est le corps étranger. Chez chaque patient, il peut parfois parler logiquement et avoir du sens même dans le délire. Son délire, ou celui du psychiatre, résoud une part du bloc de langue qui le construit et le fait souffrir. La langue que je travaille à renouveler me structure aussi, elle ne m'amène pas vers le délire, et ne me fait pas souffrir, mais elle créée en moi un bloc solide dans le manque qui tous nous constitue des la naissance, car l'on ne naît pas complet, pas finis.
Fragment 3, le 13/09/2018
- Vous le savez Jean-Marie, dit mon chef, certains poètes sont de faux marginaux, cachant ce qu'il croient être leur déshonneur sous le masque abstrait d'inconsolables ténébreux, ou de romantiques de café, ou de lyriques affairistes. Il passe dans notre service beaucoup de ces âmes, elles veulent réparer le bien qu'elles n'ont pas su ou pu donner, ou bien veulent faire taire en elles des créations médiocres. »
Moussa continua :je ne ne suis pas bien sûr que la solitude du poète soit une quelconque forme de châtiment.
- Si un poète entre en solitude, il ne faut nullement y voir un sacerdoce ou un sacrifice s'il n'a pas d'angoisse de la page blanche, au contraire la quintessence de cette solitude peut être Éveil, …
- Le tête-à-tête avec son psychiatre, c'est comme une auberge espagnole pour le pèlerin. La solitude offre ce que l'on possède réellement : Le Vécu. Le Vécu, tout comme dans la vie nous ne souffrons point de ce que nous avons apporté ou donné, nous souffrons beaucoup plus de ce que nous n'avons su ou pu donner.
- Il n'y a strictement rien à négocier, ni à expier. C'est bonne chose pour la plupart, ce besoin de solitude pour œuvrer.
Moussa poursuit : « Du champ des Odysséens, tel l'Ulysse d'Homère né des cercles moussus du ressac, symbolisant l'homme aux milles idées et s'inscrivant dans la dynamique de mouvants tropiques ; épisodes à ciel ouvert d'aventures, de liaisons charnelles, de combats chevaleresques. Dans ce champ le héros n'a de liberté que dans l'épique, l'action virile, le grand nomadisme. Alors que pour le champ du psychiatre ou du psychanalyste, tout est monde intérieur, économie de la parole, écoute dans un théâtre dépouillé et sédentaire telle une oasis intérieure. »
- Quel lyrisme cher Moussa ! Je trouve que la personnalité des poètes lyriques correspond à celle des prédicateurs et des prophètes.
- Ne me dites pas cela ! À propos des prophètes : l'avènement du nazisme a été dû au besoin pour l'Allemagne d’avant-guerre d'un grand chef spirituel, d'une sorte de berger de l'âme germanique. Ils l'attendaient à travers l’œuvre des grands Romantiques. Hélas, le paradis espéré s'est métamorphosé en apocalypse, le grand guide s'est transformé en barbare sanguinaire dans les messes noires de l'holocauste.
- Tout héros est fantasmagorique et pure invention, mais pas certains prophètes qui ont réellement existés ailleurs que dans les livres. Nos prophètes d'aujourd'hui, dans les sociétés occidentales, ce sont nos experts, nos savants.
- Parmi ceux que tu cites, certains deviennent poètes mais ici, dans les brousses, les prophètes que les gens encensent sont les guérisseurs marabouts.
- Ils y en a de très compétents j'en suis certains et ils communiquent davantage avec la magie des mots, leur savoir est d'un autre langage, celui des morts.
- Vous ne croyez pas, Jean-Marie, que chez cette catégorie de poètes épris d'une mythologie des éléments, les plus subtils sont ceux qui traitent des minéraux ? »
- Oui j'en suis certain. D'autant qu'au lire des dernières recherches en biologie, la vie existe aussi dans de la roche à des centaines de kilomètres sous la croûte terrestre.
Fragment 4, le 14/09/2018
Je continue :
- Un poète est majeur... s'il est artiste, plénier ou météore.
- Dans chaque cas, il faut absolument se diriger de l'auteur vers son œuvre, à savoir que c'est parce que tel créateur possède une telle personnalité qu'il produit telle œuvre. Mais ce ne doit jamais être à travers les caractéristiques et spécificités de son texte que l'on doit dessiner le profil psychologique de l'auteur et dont on tire une série de conclusions hâtives en une dichotomie de prédicats divers. Prenons Charles Baudelaire, n'a-t-il pas essayé de donner à travers la poésie un cadre à sa douleur ? Il avait écrit ceci : « Je suis la plaie et le couteau, la victime et le bourreau ». »
- C'est certain. Il tenait en horreur la misère, dont il n'avait presque jamais pu sortir. Une frontière onirique le séparait de cette condition misérable. Il se donnait un espace de fiction pensant que formuler son désir d'esthète dans le tableau d'un poème le situerait ailleurs, comme venant d'un rêve substituant la triste réalité. Dans un sens, il était un poète artiste, pour avoir « maîtrisé » et donné à la prose une bonne chance d'innovation pour les dizaines d'années qui suivirent.
- De cette manière ses vers s'appropriaient l'ensemble d'un état créatif et cet état se repaissait de sa condition de « maudit ». Il se marginalisait mais c'était le moteur de sa création. Sans torture, il n'était rien. La vie lui semblait banale et plate. Mais conscient d'avoir une pensée mutilée, il l'érotisait.
- Cette érotisation de la souffrance était un masochisme, un désir et une alchimie de la mort et de la jouissance.
- Oui. L'essentiel de ses relations amoureuses ont rendu compte de la mouvance de son désir, car il éprouvait du plaisir pendant les expériences de la douleur. Il était produit par une activité hallucinatoire qui permettait la permanence de la souffrance et la négation de cette souffrance. Ou plutôt sa sublimation. La vraie dimension de la scène poétique, chez lui, était le fantasme. Sa poésie était son fantasme et il faisait participer l'hallucination à sa poésie. Le traumatisme était son sujet d'esthète. Ce que son œuvre symboliste inaugurait c'était le trauma.
Fragment 5, le 16/09/2018
Moussa reprend : « Entre psychiatres il n'y a hélas que trahisons, coups bas et plagiats. Entre poètes par contre, il y a les découvertes, qu'ils se partagent volontiers. »
- Un grand poète n'est pas seulement celui qui écrit sa poésie, mais celui qui trouve et met en lumière l’œuvre d'autres poètes.
- Oui, c'est principalement cette écoute qui, toi, doit te grandir. À partir de cette écoute les poètes savent poser le bâton des rancunes sous le portique. Nourris-toi pendant ton séjour des œuvres de nos poètes les plus illustres. Je pense à notre Bakari Soumano, chef des griots du Mali, né ici à Bamako, vers 1935. Il y a Soueloum Diagho, né d'une mère Peul et d'un père Touareg. Aussi, Ismaël Diadié Haïdara, directeur d'une bibliothèque de manuscrits qu'il a fondée, il est maintenant chercheur à Grenade…
- Je vais m'y atteler, c'est promis.
- Aucun psychiatre n'aura jamais le courage de déposer le bâton des rancunes, leur égo s'est fortifié lors de leurs longues et pénibles études qui les formatent tous avec le même socle de connaissances. Leur quête d'originalité et de démarquation leur est nécessaire.
- Les psychiatres n'ont sans-doute pas un égo du même type que les poètes. La notoriéte est pour certains poètes une reconnaissance insatisfaite. Ceux-là choisissent bien trop souvent ce qui se fait déjà dans l'air du temps. Ils choisissent d'être à la mode, ne respirent plus dans « l’œuvre à venir ».
Après avoir abordé les rancunes, il poursuit à propos des remords :
- Le remord, c'est le bois mort de la conscience déposé aux pieds de l'Homme pour qu'il en fasse un bûcher. Le remord ce sont toutes les croix qu'il porte dont il doit faire feu.
- L'Homme demeure auprès d'une phrase secrète, imprononcée, imprononçable, chaque nuit. Il garde cette phrase secrète jusqu'à l'aube dans les rébus du sommeil. Dans le labyrinthe des rêves, cette phrase aspire à se faire reconnaître. Elle s'emploie à assècher le remord qui devient ce bois mort dont vous parlez. Quand elle n'y arrive pas, elle refoule le remord.
- La poésie dévoile à l'Homme son ombre, lui rendant ainsi visibles ses chaînes. La poésie est une des plus belles libertés. Si les remords l'acculent au silence, il ne deviendra jamais poète et restera agenouillé face à ses bourreaux. Mais en décidant de suivre les poètes libres pour écrire cette phrase et par cette écriture-là libérer ses remords, il peut devenir poète.
Fragment 6, le 17/09/2018
Il évoque maintenant Lacan : « Le langage chez Lacan est polyphonique. Son héritage établit des correspondances entre psychanalyse, linguistique et ethnologie. À l'image de James Joyce, il a imaginé un nouveau langage. Dont le registre est pluriel, et déborde du cadre clinique pour ouvrir un champ qui englobe une multitude de disciplines. Dont la poésie.
- Cet homme était comme animé non seulement du souci de tout savoir, mais également d'être un observateur actif de l'autre. Il réinjectait ses observations lors de ses séminaires en les reformulant dans une certaine théâtralité. Dans une mise-en-scène faite de digressions, faite de volées de colères et d'emportements non contrôlés, faite d'élucubrations autant ésotériques que savantes. Il revenait sans cesse à son thème, malgré certains bout de phrases qui lui échappaient réellement et totalement, sans jamais perdre le fil du séminaire.
- Oui. J'avais assisté à ses derniers séminaires, quelques années avant sa mort. À l'époque, j'avais quitté le Mali pour terminer mon internat à Paris. J'exerçais alors à Charcot... Vous êtes né en 1985, Jean-Marie. Mais je vois que vous avez lu des choses pertinentes qui rendent bien l'effervescence dans laquelle se trouvait son auditorium. Comme je te le disais, cet homme a inventé un langage qui débordait le seul domaine de la clinique, tu pourrais faire des recherches sur ce qu'il dit de la poésie, tu découvrirais des substrats intéressants. Comme tu le disais, cette théâtralisation de Lacan était incarnation de l'autre, l'observé. Voilà une recherche d' « être l'autre », enquête et quête de l'identité secrète de l'être, de l'identité cachée de l'être.
Après deux minutes environ, il reprit sur Lacan : « Lors de ses cures psychanalytiques en duo avec le patient, lors de ses analyses avec son sens du vécu et de la mise en situation, de l'épisode crucial – ou dénouement cathartique, et du dialogue, il pouvait découvrir, isoler des traits de comportements symptomatiques. Mais aussi des signes et des attitudes, des bribes de discours, qui à eux seuls dénotaient l'identité profonde du patient.
- C'était pour lui aussi simple qu'un rituel. Un rituel social rejouait le drame de la personne en face de lui. Ainsi il dénouait les ficelles de ce qui était le drame du patient, en tirant sur celles des symptômes. Les une après les autres.
- Il dédramatisait la condition humaine, oui. On peut le voir comme un archéologue du mobilier psychique. Nomenclateur des symboles, il a découvert un immense assemblage de figures et de passions : celles du théâtre de la vie, celles d'une fresque vivante. Ce que je vais te dire est le plus important et, sans doute, devrais-tu t'en inspirer pour tes écrits poétiques, à savoir : il écrivait indépendamment. Il écrivait indépendamment en dépit des thèmes et des systèmes dirigés. Ce mode d'écriture est celui d'un homme libre et intègre.
- Ce sont le réel de ses faits d'observation, ainsi que sa profonde étude de l'oeuvre de Freud, qui lui ont permis d'écrire de façon indépendante et intègre ?
- Oui… J'ose penser qu'étudier en profondeur les meilleurs poètes, pour toi, t'aidera non seulement à aiguiser ton observation des pratiques de langages en poésie, mais aussi à traiter – écrire, le langage en poésie d'une façon qui sera la tienne : intègre, mais surtout originale et unique. Tu dois être affranchi et indépendant, mais cela requiert un fort et endurant esprit de lecture critique de tes aînés.
Fragment 7, le 20/09/2018
Moi : « Yves Bonnefoy avait raison. Il s'est édifié contre la poésie « vigile », qui se traduit par la recherche en soi de l'enfant et se surprend à être en se mirant dans un « Je narcisse ». Celui qui fleurit dans son jardin secret, son paradis intime. Ce poète-là se love dans une bulle, un giron, comme à la recherche de l'enfant. »
- Ce genre de poète évolue dans un champs onirique auréolé d'images d'enfant, il s'expose à une forme de poésie faible, à un romantisme guimauve, édulcoré.
- D'où chez moi cette naissance d'un sentiment de révolte.
- Vous voulez dire que vous vous situez dans la non-acceptation du « poète-enfant-naïf » ?
- Oui. Je l'ai avorté.
- Il serait peut-être bon, en suivant Lacan, vis-à-vis du sujet cartésien dépendant et symbolisé par le $ barré, que vous utilisiez vos initiales barrées. Que vous vous raturiez pour couper le cordon ombilical.
- Une ébauche lacanienne d'algèbre poétique en somme… représentant l'auteur barré d'une expression de ses textes, avortant le langage intime pour s'extraire d'une enveloppe. S'extraire d'un monde clos et tiède…
- Oui, et sectionnant le cordon ombilical du « Je-poème-enfance ».
Moussa : « Je pensais, c'est drôle, naturellement vous connaissez le double choix que souhaitait vivre le poète russe engagé Maïakovski… »
- Oui, de renier la mémoire de son père, et de choisir l'heure exacte de sa mort.
- Ahah ! J'étais en train, en pensant à Maïakovski, d'imaginer un psychiatre - d' « obédience » freudienne s'il en reste encore un seul, se situer ailleurs que sous la pierre angulaire de son « père Freud-maître à penser ». Je l'imagine mourant d'épuisement d'avoir trop parlé sur un divan ouateux.
- Les psychiatres ne peuvent pas renier leur père maître à penser, qu'il soit Freud, Jung ou Lacan ! Maïakovski, oui. Il est bien mort en perdant à la roulette russe. Il avait prévenu ses proches, trois jours auparavantant, sur ses dernières volontés de défunt.
- Oui. Et Freud a été cocaïnomane plus de dix ans, aux prémisses de sa carrière de neurologue, et il en servait volontiers à ses curistes ! Cela peu avant sa théorisation de l'hystérie. Il y est revenu à la fin de sa vie pour soulager la souffrance de sa maladie. Il demanda d'ailleurs une dose létale de morphine à son médecin. Avec l'accord signé de sa fille, il mourut donc euthanasié, d'une overdose de morphine.