Ajouté le 26 mars 2005
La forêt mange-regard
« Les arbres sont autant de mâchoires qui rongent
les éléments, épars dans l’air souple et vivant :
tout leur est bon, la nuit, la mort… et la terre joyeuse.
Regarde la forêt formidable manger. »
V. Hugo. La légende des siècles.
D’abord et avant tout, la forêt, surtout si elle est tropicale ou équatoriale, mais même si elle est une bonne vieille forêt sauvage de nos contrés tempérées, est par excellence le lieu où se perd le regard. Pour les vastes paysages de montagnes ou de désert, on dit que l’on voit jusqu’à « perte de vue ». Cela veut dire que l’on voit jusqu’où la vue ne peut plus aller, à l’extrême loin. Avec la forêt, c’est exactement l’inverse ; elle est le lieu où le regard ne peut même pas commencer, où il est brouillé, dès l’extrême proche, perturbé, envahi, hors d’état de rien distinguer, dans ce foisonnement, ce chaos formel, ce chari-vari visuel.
C’est dire que le thème de la forêt est sans doute l’un de ceux qui ont le plus intimidé les peintres, que bien peu d’entre eux ont été capables d’y aventurer leur vision, de transformer leur pinceau en machette ou en tronçonneuse. Il y a eu surtout les allemands, Adolfer, Dürer, Friedriech, Max Ernst, et puis d’autres comme Courbet ou Wifredo Lam. Tous avaient plus ou moins insisté sur ses « murmures » et ses « enchantements », comme chez Wagner.
Caroline Lejeune prend le problème à bras le corps et de toute autre manière.
La forêt, elle la dompte. L’asservit. La soumet à ses règles. Et même s’en sert très subtilement pour pervertir notre regard, c’est-à-dire, finalement, l’agrandir. Elle le fait de deux manières.
Premièrement le passage au « noir et blanc ». Les innombrables nuances du vert et du brun, qui sont quand même l’essence chromatique de la forêt, sont totalement éliminées. L’œil n’est plus dans “l’enfer vert”, mais dans d’inextricables limbes grises, où il n’y a plus qu’à errer comme un fantôme, une âme en peine, en peine de se repérer, de voir ici autre chose que de la peinture.
Ici, ce n’est plus la chlorophylle qui transforme la lumière en énergie, mais c’est l’intelligence de l’œil. Forêt noire, celle-ci, celle où l’on ne chemine que sur les « chemins qui ne mènent nulle part » chers à la philosophie de Heidegger.
Le deuxième piège est plus pervers encore. C’est celui du miroir, de la symétrie, et même de la quasi-symétrie, pas très exacte, un peu faussée. Ainsi, non seulement ont est perdu dans les fouillis, les taillis, les feuillages, les ombrages, mais on est sur-perdu comme dans ces labyrinthes de miroirs que l’on voit dans les fêtes foraines . Là , le regard est à la fois Thésée et le Minotaure. Et seule Caroline Lejeune est Ariane capable de pouvoir nous en sortir, à condition d’accepter son fil, c’est-à-dire, la patience de circuler longuement en ces sylves dédaliennes. Ne compter pas sur la boussole, elle est confisquée par la nervosité des champs magnétiques formels. N’espérez même pas en l’horizon, il n’y en a pas. On est purement et simplement dans l’espace. Il ne m’étonnerait pas que le prochain projet secret de Caroline Lejeune soit de peindre en apesanteur. Pour qu’il n’y ait même plus ni haut ni bas.
Gérard Barrière
18 septembre 2002