Ajouté le 18 juil. 2014
Peindre, c’est marcher, nager, penser, vivre.
C’est vivre les vies d’antan, de demain, faire corps au cosmos. Sur l’axe du temps, de l’avant big-bang jusqu’au rêve de la Parousie ou l’alternative de l’univers entre dilution infinie ou effondrement sur lui-même. Sur l’axe de l’espace, des plus gigantesques et plus lointaines galaxies au plus intime atome des plus intimes cellules de moi-même, de mon semblable, de mon frère l’arbre. Sur l’axe de l’esprit, du premier éveil de nos plus lointains ancêtres au foisonnement et à l’affrontement des cultures et des rêves d’aujourd’hui et du passé qui sont données ou imposées à l’homme à vivre, revivre, comprendre ou refuser.
Mon parcours de peintre est une errance entre les techniques, les manières, les sujets. Des allers-retours du figuratif à l’abstrait, de la peinture à la sculpture, de la figure humaine au paysage, des scènes mythologiques ou bibliques aux scènes de notre temps, des évocations corporelles ou biologiques aux contemplations atmosphériques ou minérales.
Une errance qui cherche et trouve ses chemins.
Comme pour le marcheur, l’errance du peintre est la source des découvertes, mais les chemins, sans a priori, ne s’avèrent pas tous équivalents : tout est bon à tenter, mais l’action de peindre – dessiner, sculpter – distingue les impasses et les passages possibles, révèle de nouvelles voies, indique les allées galvaudées à éviter, les sentiers écartés faussement prometteurs mais qui ne mènent à rien, et les chemins déjà connus mais qui offrent encore des découvertes, des variantes, ou une émotion sans cesse réinventée.
C’est une affaire personnelle : à chacun son errance, à chacun son parcours.
Le mien tient à une sensibilité scientifique, une certaine dose d’intérêt pour la chose mystique et un amour de la nature : j’aime à comprendre le comment, caresser le pourquoi et contempler le tout… et ces trois approches s’enrichissent mutuellement.
Que serait la contemplation d’un rocher sans la connaissance de son histoire possible, de l’échelle de temps qu’il représente ?
Que serait un marais sans la charge émotionnelle qu’il véhicule, eaux dormantes, brumes, légendes sombres, en même temps qu’un intéressant écosystème…
Que sont les montagnes sinon les vagues toujours mouvantes soulevées par les affrontements des plaques tectoniques ?
Qu’est l’Homme, misérable épiphénomène dans ce cosmos ? Un simple rameau de l’arbre des espèces, mais qui nous importe évidemment au plus haut point, qui nous donne fierté quand il capable du plus beau, du plus grand ou du plus délicat, et dont on meurt de honte quand il est capable des pires destructions, des pires boucheries!
Minéral, végétal, animal, humain, tout est dynamique.
Rien n’est jamais définitif, fixé, achevé, ni décorrélé du reste. Tout est lié, et en perpétuelle transformation, à toutes échelles de temps et d’espace.
Et c’est cette réalité-là qu’il m’intéresse d’explorer et de partager – et non l’illusion d’un moment privilégié, idéal, suspendu.
Le tableau, non pas comme synthèse, mais analyse.
Des séries d’explorations, plutôt que le chef-d’œuvre unique.
Non pas l’instant figé, mais la dynamique.
Pas un nom, mais un verbe.
Pas un spectacle élu, mais un échantillon prélevé parmi d’autres possibles.
Donner à voir cet échantillon comme tel, arbitraire, instantané, zoom ou grand champ sur le monde observable ou connaissable, choisi moins pour sa valeur esthétique que pour sa valeur témoignante ou signifiante comme extrait du cosmos.
Choix arbitraire, mais pas vision neutre : il y a toujours intention, chargée du sentiment dramatique du cycle vie-mort, donc d’éternité. L’acte-même de peindre est toujours empreint d’une sensation physique entre plaisir et inquiétude, comme celle du nageur immergé dans la vaste fraicheur de l’océan par une nuit de lune et de nuages, ou sous un ciel étoilé.
Peinture gestuelle donc, où le geste fait corps avec le sens, est la libération de l'intention.
Il y a treize siècles déjà, Wang Wei, dans son traité de la technique du paysage, puis une longue tradition passant par Shitao (le moine Citrouille-amère) vers 1700 AD, évoquaient cet accompagnement gestuel de l'esprit (l' "unique trait de pinceau") et cet oubli du sujet et des techniques pour peindre la vérité du paysage, le vrai visage de tel rocher, le vrai sens de tel bois de pins.
A cette ancienne et forte intuition du fluide qui traverse toute chose, voire de toute chose comme fluide – le paysage se dit Shan shui, c'est-à-dire "Montagne-eau" -, notre époque ajoute une connaissance qui lui donne densité et repères, une connaissance scientifique, dont la motivation profonde est sans doute bien plus une active contemplation qu'une poursuite de l'utile ou de l'efficace. Une connaissance qui, dans des domaines majeurs et bouleversants (la géologie, la cosmologie, la biologie…) est encore toute récente.
Il me semble difficile de nos jours, de rêver, voir, peindre toute chose, sans plus ou moins de connaissance du comment de ces choses et de leurs mutations, un comment qui, s'il n’apporte pas "le pourquoi", fait la peau de beaucoup de "pourquois" et celle des "pour quoi". Et qu'on ne puisse plus avoir la même ignorance, les mêmes certitudes et les mêmes doutes n'empêche nullement de rêver : on peut au contraire rêver beaucoup plus loin!
Philippe Lefebvre