Jpfloch

L'esprit libère l'homme car il l'amène à réfléchir sur la condition humaine, sur son devenir, sur sa relation avec l'autre, empreinte de tolérance et d'humanisme.

Né le 19 mai 1937 à Toulon, je n'ai qu'un vague souvenir de mes trois premières année de vie. D'après ma mère j'étais un contemplatif qui se remplissait les poches et les yeux de tout ce qui l'étonnait. On m'appelait "Pipit" car j'avais souvent les poches pleines de toutes sortes de graines, glands, etc ...

Mon père, électricien dans les chantiers navals fut muté à Dakar où je me retrouvais en 1940.Je fus émerveillé par tout ce que je voyais et découvrais. Les africains dans leurs boubous, surtout les femmes dans leurs pagnes bariolés, les marchés aux odeurs fortes, foisonnants de fruits exotiques et de poissons argentés. Très vite je pris l'habitude de dessiner. Souvent je recevais une pièce en échange d'un dessin représentant les gens tels que je les percevais avec, paraît-il, un don d'observation très prononcé.

En 1943 je perdis mon père et peu après je fus envoyé en orphelinat avec ma sœur cadet­te. ( Nous étions quatre et ma mère ne pouvait garder que les deux aînés.). Je garde un beau souvenir de cet orphelinat malgré les circonstances. Situé dans un très beau petit village des bords de Seine, près de Vernon, La Roche Guyon, cet orphelinat pratiquait la méthode Fresnay et s'attachait au développement des dons de chacun. Je devins rapidement le peintre des lieux dont les murs étaient recouverts de mes gouaches. Je sculptai même une crèche entière dans un bloc de calcaire ; des santons minuscules.
Chez l'aubergiste du village auquel ma mère avait demandé qu'il nous accueille le dimanche je fus fasciné par les tableaux accrochés aux murs ... Beaucoup de tableaux cham­pêtres signés Pissaro, Monet, rien de mieux. Un peintre de passage me fit peindre à ses côtés et voulut m'adopter, ce à quoi ma mère s'opposa.

Revenu au Sénégal après ma sixième vécue à Lourdes et une partie de ma cinquième à Paris, je demandais à ma mère les livres de peinture Skira (Van Gogh, Monet, Pissaro, Cézanne, etc ... ) en général les impressionnistes, les fauves et les nabis ... (Mais aussi Goya et Rembrandt.) Et paré de mon premier matériel je commençais à peindre sur le motif, sans complexe!

Guidé par mon prof de dessin j'exposais dans mon lycée vers lâge de quatorze ans et vendais épisodiquement des portraits de Fatous aux couleurs que j'aimais. J'écrivais aussi des poèmes dont ma prof de Français était admirative. Plutôt mauvais élève, sauf en troisième où je fus prix d'excellence, je n'aimais que le dessin, la littérature et le sport. Il fallut donc m'envoyer dans une boîte à bac. Nice pour la première et Versailles pour la terminale.

Je revins au Sénégal et travaillais chez un décorateur avant de devenir aviateur militaire (mes amis m'appelaient St Ex) sur un coup de tête et surtout pour quitter un lieu qui était, pour moi, de perdition. Pourtant les Beaux-Arts de Paris étaient au programme ...

Je restais près de deux ans, un peu moins, éloigné de la peinture pour m'y remettre le plus rapidement possible sachant que là était mon seul véritable intérêt dans la vie, à égalité ( ? ) avec la mer.
J'ai donc presque toujours peint malgré un chemin tortueux. A partir de 1974, je me suis retrouvé devant mon chevalet et je ne l'ai plus quitté.

Au bout de quelques années j'ai commencé à exposer à droite à gauche, surtout à Paris ( Salon des indépendants dont je fus sociétaire, Salon d'automne, réalités nouvelles, galerie ClAC, etc. .. ) J'ai connu Jean Bazaine, Henri Guérin avec lesquels j'ai correspondu et qui m'ont encouragé. Une galerie de Toulouse m'expose de temps en temps et quelques collectionneurs sont devenus fidèles depuis trois ou quatre ans.
Sur le plan technique je suis un autodidacte à 90% et j'ai mené ma barque tout seul. D'abord figurative, ma peinture ne cherchait qu'à reproduire les modèles tels que mon œil et mon esprit les percevaient, le plus fidèlement possible. Je cherchais constamment le motif avec cette petite sensation chère à Cézanne.
On ne fait jamais rien tout seul. Mon frère aîné Yvan, peintre lui-même, m'alimentait de ses découvertes lorsque j'étais loin de la France. C'est par lui que j'ai découvert Nicolas de Staël, moment très fort pour moi. Le peintre Jean-Louis Bentajou, qui restera le second jalon important de mon parcours, m'a permis de mieux connaître la peinture dite abstraite qui m'attirait de plus en plus malgré mes réticences. Il m'a montré une impressionnante collection de lithographies de Bram Van Velde et Poliakoff, me prêtant également de nombreux livres.
La simplification est venue en son temps puis l'abstraction. Tout est basé sur le "non-vouloir" (Van Velde), le doute qui n'empêche pas l'action. J'espère dire, sans savoir le faire autrement, quelque chose d'humain et, peut-être, réconfortant, sans démagogie, dans le seul acte de vivre et de donner. Seule compte la fidélité à soi-même.
Mon épouse, Nathalie, m'a aidé à faire ces collages de "palettes" stockées depuis plu­sieurs années sans savoir qu'elles allaient devenir le support de ma nouvelle peinture et me sortir d'un monochromisme dans lequel je m'embourbais. Ce n'est qu'en regardant ces supports de mélanges que j'ai vu d'autres tableaux possibles et que je suis reparti dans la couleur en les prenant pour modèles jusqu'à les accepter tels quels pendant une période initiatrice d'une autre peinture, là où la couleur devient constructive d'un monde dépourvu de sens et qui, pourtant, évoque une vie. Cela est devenu pour moi, en trente années, la seule possibilité de peindre, en ne gardant de la peinture que ce qu'elle a de spécifique, couleur, lumière, matière, sans en exiger d'autre effet que l'émotion qu'elle peut faire naître dans une attente réciproque. La toile et le spectateur.
Pourquoi? Là est la question ...
Je remercie l'équipe de la Licorne, Odette Traby, la première à m'avoir exposé dans la région, et je n'oublie pas de faire un amical clin d'œil au peintre Bernard Ryon.

Dans l'enclosure du tableau se joue l'abîme (André Fréneau )

Voilà une peinture sans fond, sans forme, sans construction et dénuée de sens et de signification
Qui abruptement ouvre sur l'indicible
Nous sommes au bord d'un tableau et non devant
Nous sommes au bord d'un espace, peut-être le vide, pas forcément
Peut-être le sublime, mais pas forcément.
A la conjonction des deux plus sûrement
Là où l'abîme pousse son cri

Faut-il détourner le regard ou se laisser aspirer?
Se laisser étreindre ?
Car il s'agit d'une étreinte
Abyssale, et qui devient si l'on y consent, obsessionnelle
Au premier regard une énigme
Empoignade de pigments et de matière
Vibrations, résonances, grondements, torsions, comme dans un creuset une perpétuelle fusion
Secousses.

Mouvements remontant vers la croûte, anéantissant toute certitude, toute commodité technico-savante
Interdisant tout garde-fou
Aucun effet de surface, on ne peut ici parler de couleur tant elle ordonne tout

Ici toute pensée est absente

Tout vouloir aussi est absent

Une abstraction qui voudrait représenter une pensée
est-elle encore une abstraction?

Peut-on peindre l'interrogation que suscite le monde?
Peut-on peindre l'état de déréliction qui étreint l'homme confronté à ses propres ténèbres comme à ses propres illuminations?

Face à de telles questions, la tentation du silence, comme un emmurement, s'impose, car un art qui ne passe pas de frontières clandestines condamne l'artiste à contrefaire la beauté et à devenir ainsi un faiseur et à sombrer sans pitié dans le ressassement

On ne peut peindre que neuf
Libéré du vouloir représenter et du vouloir exprimer

Juste consigner une brûlure, un spasme, un chant profond, un bouleversement
Juste ébaucher les climats de l'âme, les saisons du vertige Peut-être dresser une cartographie de l'égarement dans lequel sur un char de feu l'artiste poursuit ses hallucinantes chimères

Non pour s'y retrouver ou laisser quelque amer mais plutôt, humblement, pour faire son travail parce qu'il y a "chez le peintre quelque chose qui se met à vibrer, jubilatoire ou douloureux,
et que rien ne peut remplacer" l

Sismographier au plus près les soubresauts et les tressaillements
Les rendre incessants
Sur la toile

Et pas question de barioler, seul l'éblouissement est à révéler
Le tirer de sa fange obscure pour le transcrire en vision possible
En vision frontale

L'instant d'un choc, sorte de dessaisissement brutal, chaque tableau de Jean-Pierre Floch semble procéder de cette fulgurance

Et pas question de lyrisme, de gestuelle lyrique et débridée

Noter la confusion en touches précises et archaïques
Consigner les modulations de la confusion
Ardemment et rien d'autre

Il faut craindre terriblement le doute, le mystère, le vide
Le néant

Pour les affronter avec une telle audace Une telle allure
Don Quichotte peignant ses chevauchées incertaines
Il faut au peintre beaucoup de mesure
pour rester souverain

Dans cette exploration insensée
Peut-être primitive
Du feu qui nous ronge

Et la beauté sera convulsive ou ne sera pas (André Breton)
Parce que la beauté transgresse le chaos
Et elle seule
Au sortir des convulsions
Apaise
Demeure
Nous habite indéfiniment

Comme une vibration incantatoire
Pour nous mener
Aux sources insoupçonnées
De ce qui pourrait être quelque point de repère imperceptiblement lumineux
Dans le lointain collectif

La peinture de Jean-Pierre Floch est de cette trempe

Et celui qui détournera le regard restera inquiet longtemps.

MICHEL GORSSE