Ajouté le 9 juil. 2006
Anne -Lehembre. Peintures.
« Je ne crois pas », affirmait Rothko – par ailleurs l’un des peintres préférés
d’Anne Lehembre, « …qu’il ait jamais été question d’être figuratif ou abstrait ».
Un constat qui, pour elle, ne peut que souligner le caractère vivant, sensible, intuitif, de la forme abstraite.
Car dans les œuvres d’Anne.L. qui forment cette exposition, la vie émane de la peinture même, non de ce qu’elle représente, mais d’une transposition complète de la réalité en termes picturaux ; formes, textures, couleurs, que l’on peut découvrir dans une trentaine de tableaux récents, sans titre, travaillés à l’acrylique sur panneaux ou toiles.
De tous, à la fois très proches et très différents, émane une luminosité étonnante, où aucune frontière nette ne sépare les zones colorées de la composition.
Ici, l’abstrait désigne un monde d’idées et d’émotions – désir, attente, plaisir, harmonie, conflit ou même espoir, qui rend le concept tragique supportable -, une réalité tout intérieure, une sorte de journal intime où l’artiste consigne picturalement les aléas de sa relation à la nature et à l’humain.
Un monde d’éléments formels n’existant que dans le rapport d’identité avec le vécu personnel, qui transfigure des détails parfois infimes du quotidien – feuille, pierre, geste, regard – en visions colorées subjectives et mouvantes chargées de résonances symboliques.
La trame d’un vécu qui constitue, depuis des années, l’arrière-plan des recherches, notes, croquis et brouillons de l’artiste, et qu’elle livre néanmoins « brut » de toute référence directe.
Car pour Anne L., l’acte de peindre reste en même temps fiction totale, surgie d’ex-nihilo ; une sorte de territoire intime où se produit, se vit quelque chose, avec, toujours, une part
d' imprévisible, voire d’accidentel, qui n’appartient plus qu’à la rencontre du pinceau et de la matière. Une matière très présente puisqu’à partir du découpage d’un élément surdimensionné au gigantisme d’une affiche récupérée, Anne T.L. délocalise parfois une partie de corps ou d’un objet par rapport à sa fonction première – un lobe d’oreille immense, par exemple – et l’exploite subtilement en collage intégré aux couches de peinture superposées.
Un moyen d’introduire un autre rapport à l’échelle, une profondeur et une perspective différentes, là où le tableau achevé ne sera plus que planéité lisse.
Une manière de déplacer le fait visuel, de distribuer parfois autrement l’ancien point de centralité d’une affiche ou d’un poster, tout en récupérant une forme banale qu’elle privilégie, en la bougeant sur le panneau, surtout si son appartenance au corps féminin ou au monde végétal s’impose en termes charnels à son inspiration.
C’est chaque tableau comme une chose mentale, mais qui s’impose par ailleurs en une intuition simplement projetée, en une prise de possession féminine et sensuelle de l’espace.
Espace où les fonds de couleur, comme leur matière un peut grainée, - celle des affiches d’abri-bus récupérées par l’artiste à Bruxelles -, soulignent des notions de vide et de plein, de fragilité et de force, de non-dit à peine dévoilé et de dit affirmé.
Espace de clair et d’obscur, de chaleur et de glace, de lisse et de rugueux.
Espace du rêve où Anne L. représente les relations entre les formes-couleurs plutôt que des objets ou des figures, où elle instaure des tensions entre des éléments confus enregistrés par la mémoire, et qui relèvent de registres picturaux hétérogènes.
Parfois, l’intensité du vécu va jusqu’à envahir le support de tonalités de sable chaud.
Ainsi, du jaune foncé au beige-clair, du soleil de plomb à l’ombre des dunes, la période des années 1997-98 charrie l’histoire événementielle de l’artiste, toute imprégnée de son expérience du Hoggar, puis du Grand Erg Continental.
Mais le plus souvent, la référence directe à l’histoire est partiellement, voire totalement occultée. La gamme chromatique reste en grande partie ancrée dans un jeu de polarité
– fluide et concentré, froideur et chaleur, angles et cercles, figures et lignes -, avec une prédilection pour les tonalités feutrées, minérales ; subtils grisés, parmes discrets, lies de vins et bruns-orangés. Sans exclure, plus rarement, l’éclair d’une lame de sang entre les couches de couleurs, comme l’expression d’une violence possible, mais retenue par la fluidité même du discours pictural.
Et quelquefois, comme la preuve éclatante du refus de toute narration, la nature a
« pour elle,…des formes humaines » ; il en résulte un prisme coloré d’harmonies fugaces, d’ombres-lumières intemporelles, où des éclairs maîtrisés de vie et de mort, de joie et d’angoisse, s’opposent et se fondent, dans le seul but de rendre perceptible la pulsation de l’existence. Son existence à elle, notre existence à nous, laquelle, confrontée à son travail, acquiert un sens plus élaboré et une lisibilité nouvelle.
C’est cela, la proportion réussie de tel et tel tableau, à chaque fois unique, comme l’aboutissement de l’accord sensible et musical de ce jeu qui s’organise presque à l’insu de l’artiste, à l’intérieur de la toile ou du panneau.
Jeu du « travail et du non-travail », de « l’image et de de la non-image », selon les termes mêmes d’Anne L
Tout comme l’histoire des déplacements incessants des images dans le cerveau de l’artiste.
Une histoire de femme sur laquelle se fonde toute sa poétique de l’espace. Un état d’exception, semblable à celui que décrivait Jackson Pollock en 1947 ;
« quand je suis dans mon tableau, je ne suis pas conscient de ce que je fais.
C’est seulement après une espèce de temps de « prise de connaissance »
que je vois ce que j’ai voulu faire. Et il y a harmonie totale. ».
Françoise Lechien-Durant
Conservateur au Musée David et Alice van Buuren