Ajouté le 21 nov. 2024
Par l'artiste Andreea Talpeanu et la critique d'art Christelle Rouillé
Remerciements pour leurs interventions à l'artiste Julien Spianti et à la critique d'art Clare Mary Puyfoulhoux
Depuis la fin des années 1990, nos sociétés mondialisées se construisent à partir de multiples acteurs et facteurs : médias, réseaux connectés, transhumanisme, recherches sur les mutations génétiques, compétitions technologiques et financières ou encore prolifération d’objets qui entraîne rejets et déchets. Les inventions générées par les secteurs de la recherche scientifique et de l’intelligence artificielle répondent à des besoins de demiurge, qui jouent de pair avec les secteurs économiques et financiers, toujours plus avides. Du côté des phénomènes sociaux, la division entre deux camps bien définis semble être catégorique : la modestie, d’une part – voire le misérable –, et l’opulence, d’autre part. Notre quotidien est saturé par cette rumeur incessante qui fait le constat d’une paupérisation croissante d’une partie de la société, d’individus privés de droits fondamentaux, d’un repli identitaire, d’un individualisme exacerbé, de guerres culturelles et ethniques ; le tout couronné par un dérèglement environnemental que l’on prétend vouloir endiguer. Au sein de cette confusion infinie d’informations et d’échanges accélérés, le besoin de structuration culturelle et identitaire n’a jamais été aussi fort.
L’hypermodernité, au fond, nous venons de la décrire. Elle incarne ce phénomène d’excès avec pour risque permanent le débordement. La société hypermoderne rompt avec la décontraction assumée de la société postmoderne des années 70-80, elle-même en rupture avec la société moderne qui l’a précédée. Cette dernière, d’un point de vue des sciences sociales et de l’Histoire se définit par la rationalisation du monde en tant qu’émancipation et progrès de l’humanité grâce aux révolutions scientifiques, industrielles puis technologiques, et à la sécularisation du monde ouvrant peu à peu la voie à l’Etat providence. D’un point de vue théorique et esthétique, Charles Baudelaire a été le tout premier à se saisir de la modernité dans son ouvrage La Peintre de la vie moderne (1863). Observateur d’une nouvelle société en train d’émerger sous ses yeux, il a su brillamment théoriser la mode/éternité, ou le passage éclair de l’instantané dans l’immuable. La modernité est nouveauté, ici et maintenant, dans ce moment durable. La postmodernité, elle, poursuit le chemin ouvert par les grandes inventions de la fin du XXe siècle et du début du XXIe siècle, mais valorise bien plutôt l’expérience individuelle, autour des loisirs et autres plaisirs à découvrir et vivre. L’individu peut tout particulièrement jouir du présent grâce à son nouveau pouvoir de dépense accordé par la consommation et la communication de masse.
L’hypermodernité, telle que présentée par Gilles Lipovetsky1 ou Nicole Aubert2, s’inscrit dans la continuité de la postmodernité, qu’elle dépasse et radicalise. Elle exacerbe l’importance laissée à l’individualisme au sein de la société globalisée, corrélé à la relation au temps présent, passant d’un sentiment de liberté à celui d’injonction et de contrainte. Il faut dominer le temps, faire au plus vite, être le plus efficace possible, car l’avenir est incertain, source de nombreuses craintes. Il ne s’agit plus d’apprécier le moment présent de manière consciente et apaisée. Il s’agit de rentabiliser frénétiquement, éperdument, l’ensemble des domaines de la vie socio-culturelle, que cela concerne la sphère publique ou privée. L’hypermodernité incarne pour l’individu une fuite en avant engluée dans le présent avec pour effets collatéraux une perte de sens et de repères sociaux et moraux, un culte de la jeunesse et du sans défauts, des relations éphémères, un esprit de compétition acéré, un manque de sensibilité, une faiblesse des sentiments. En d’autres termes : faire violence et se faire violence.
Et l’art dans tout cela ? Se place-t-il en observateur ou en acteur ? A-t-il un camp lui aussi ? Se fait-il le reflet de ce monde défectueux ? La valeur marchande des objets artistiques ainsi que leur financiarisation font écho à la marchandisation du monde, résultat de la faiblesse idéologique de l’art encouragée par des rapports et des réseaux sociaux dégradés. Bien que les limites entre création et production artistique semblent brouillées, l’art n’en reste pas moins l’un des rouages du progrès culturel et social. Il peut incarner, en effet – plus particulièrement lorsque son propos est solidement construit et, de préférence, percutant – une force singulière qui propose au sein de la société un, ou des regards – car chaque artiste, même lorsqu’un discours ou une conviction est partagé entre plusieurs, revendique une individualité – qui offrent d’autres possibilités. Plus précisément, il soumet des alternatives aux injonctions de notre société qui semble être à sens unique et, pour l’exprimer de façon imagée et actuelle, courir à l’aveuglette sur un tapis roulant. L’art se veut force de propositions et d’idées, afin d’affirmer que d’autres voies/voix sont présentes et que le choix est bien plausible, et même pluriel. L’art est un outil démocratique ainsi qu’un formidable moyen d’expression pour prôner la croyance au monde. Ce sont d’ailleurs les caractéristiques polymorphes de la société hypermoderne actuelle qui confèrent paradoxalement à l’art des possibilités sans précédent, même si elles sont escamotées trop souvent par des discours superficiels.
Face à ce constat, l’art hypermoderne doit :
Remettre en marche la modernité par une distance critique de son héritage.
Cette remise en marche passe par la contestation des pratiques artistiques rationnelles en lien avec les actuels besoins environnementaux, socio-économiques et éthiques. Là où Constantin Brancusi, Hans Arp et Éva Hesse aspiraient à une épuration de la forme, cherchant à atteindre par l’abstraction, le mouvement, le matériau et la stylisation de l’ensemble une forme d’absolu qui dépasserait le seul monde matériel visible, Marcel Duchamp, Marisa Merz et Louise Bourgeois s’affranchissaient de cette idéologie, présentant l’homme ou son travail artistique dans sa vérité crue, banale, entre humour et tragique, déniant à l’humain sa prétendue supériorité. L’expression hypermoderne, sertie de valeurs polymorphes et de postures paradoxales face à un questionnement sur la place de l’homme et le rapport avec son environnement, s’inscrit dans la continuité de l’art moderne, période aux diverses intentions contradictoires. Caractérisé lui aussi par une très grande liberté d’expression à partir d’un large panel de pratiques et de matériaux, l’art hypermoderne a pour credo l’ancrage dans le présent et les nombreuses problématiques que ce dernier soulève. Citons quelques exemples. La sculptrice suédoise Cajsa von Zeipel est connue pour ses sculptures féminines en silicone aux couleurs pastel dont les corps se mélangent à tous types d’objets dit « capitalistes », avec comme sujet de fond l’identité et le genre. Patricia Piccini revisite le mythe de Frankenstein en créant des êtres hybrides en trois dimensions, mi-humains mi-bêtes, tellement réalistes qu’ils semblent issus d’expériences génétiques. Tishan Hsu, lui, utilise différents médiums afin de confronter l’homme au nouvel environnement technologique. Il observe et tente de comprendre l’impact qu’une telle relation, voire fusion artificielle peut avoir au quotidien sur le comportement socio-cognitif de l’homme.
Recycler, pour prolonger les valeurs modernes.
Le recyclage est un concept primordial de l’hypermodernité et de l’artiste hypermoderne ; non seulement dans la volonté de reconstruire le biotope, mais dans l’idée de perpétuer certaines valeurs importantes déjà véhiculées par l’art moderne. Ainsi, la démarche de nos Nus hypermodernes – ces sculptures textiles organiques et hybrides faites de réseaux filaires qui se répandent le long d’immenses jambes serpentines, telles des poupées difformes, non pas machines, mais tisseuses ingénieuses – est bien différente de celle de Marcel Duchamp, qui opérait déjà un certain type de recyclage artistique par le biais de ses ready-made. Le premier est une critique affirmée des effets néfastes de la surconsommation et des nouveaux moyens techniques ou technologiques omniprésents et dévoyés. Le second est un hommage poétique au progrès moderne. Non sans humour, il défie et provoque le long héritage de l’art rétinien traditionnel. L’un admirait les possibilités novatrices permises par la technique et la vitesse industrielle associées à l’objet, l’autre déplore le matériau gaspillé et la lancée en roue libre du monde contemporain. En effet, arrivé à un point culminant de la modernité, l’artiste comme l’individu hypermoderne se retrouvent face à un très grand choix d’objets et de sujets. Cette effervescence permanente mène à des idées et actions inabouties, les laissant en prise avec des accumulations ou des trop-pleins. L’artiste hypermoderne est souvent confronté à des amas physiques ou idéologiques qu’il renouvelle via le spectre de l’information marquante, en choisissant de retransmettre ce qu’il considère comme le plus important. Cette sélection individuelle et arbitraire exacerbe le processus et le contenu en créant des variations plus nombreuses qu’elles ne l’étaient dans le modernisme. Les œuvres de Thomas Hirschhorn, telle que Too Too-Much Much – une déferlante de détritus ou l’entassement de nos objets quotidiens qui envahissent l’espace habité, aussi ardemment désirés que rejetés –, illustrent très bien cela.
Syncrétiser, pour mieux embrasser les valeurs humanistes.
Soit la capacité de fusionner plus ou moins harmonieusement des éléments et questions hétérogènes issus de différentes cultures, philosophies doctrines ou visions du monde. Cette particularité, très présente dans le monde actuel, se reflète dans le courant de l’hypermodernisme. Le contemporain fonctionne en autarcie avec la machine de production, qui s’avère hyperconnectée, hybride, mutante, foisonnant de tâches séquencées ne pouvant subsister en dehors de l’ensemble. Ce syncrétisme découle directement du recyclage puisque des notions ou éléments avec des attributs forts se mélangent afin de créer des représentations qui imbriquent un maximum d’éléments du système. Finalement, le recyclage n'est qu’un moyen de créer le syncrétisme, qui ne doit pas être confondu avec l’éclectisme. L’éclectisme, est une attitude philosophique consistant à sélectionner dans plusieurs philosophies les éléments qui paraissent les plus intéressants pour constituer un système propre complet. Au contraire, le syncrétisme, juxtapose des systèmes contradictoires. En art, cela se traduit bien souvent, comme déjà mentionné, par un phénomène d’amas et hybridation. Les « Sculptures génétiques » de Jacques Lizenne, exemple précurseur de l’hypermodernisme, résultent ainsi de la fusion d’objets religieux avec des formes représentant des sexes. Ce sont ici les chocs des divers champs d’expression qui opèrent la fusion. De la même façon, mais sur un autre mode, Orlan fait de son corps marqué par plusieurs processus de transformation tout au long de sa carrière un objet militant, chair à mutations, machine et robot, entité primitive. Cette fois-ci, le syncrétisme réside par l’union de toutes ces interventions dans un corps unique. Nous pouvons également penser à Umut Yasat, qui syncrétise la part individuelle et la part socio-culturelle en réalisant des sculptures à partir de ses propres objets du quotidien jusqu’à ce que celles-ci atteignent sa hauteur, tel un autoportrait qui interroge le temps, le progrès et leur consommation par l’homme.
L’art hypermoderne prolonge et dépasse l’art moderne. Esthétiquement, il n’a pas de prérogatives, car souvent, il recycle des mouvements d’expression du passé. La nouveauté n’est pas au cœur du discours hypermoderne ; l’exploration de l’inconnu, sans être révolue dans tous les domaines est pourtant à laisser de côté pour préférer un regard critique du contemporain, un recyclage de l’ancien temps et un syncrétisme propre à la mondialisation et au mélange des cultures. Tout cela confère à ce courant artistique une multitude de facettes esthétiques. Reflet évident du monde actuel, il est lui aussi changeant et mutant. Il engloutit les facultés de production que lui offre notre société contemporaine grâce à la mise à disposition d’un grand choix de matériaux, de supports et de moyens. Il jouit de cette abondance pour mieux la renverser. L’art hypermoderne est l’art du libre examen face aux défauts et imperfections du monde actuel, l’art du questionnement, de l’affrontement, de la mixité, de l’étrange… Il est surtout l’espoir de la régénération.
1 Gilles Lipovetsky avec Sébastien Charles, Les Temps hypermodernes, Paris, Grasset, coll. « Essais et Documents », 2004.
2 Nicole Aubert (dir.), L’Individu hypermoderne, Ramonville-Saint-Agne, Erès, coll. « Sociologie clinique », 2004 et La Société hypermoderne. Ruptures et contradictions, Paris, L’Harmattan, coll. « Changement social N° 15 », 2010.