Ajouté le 16 août 2009
La recherche passionnée de l’imago à travers un renouveau structurel et formel diffus, tant du sens que du signifiant -renouveau dont la plénitude débouche sur des figures imprécises se dilatant en gestes informels, en une graphie spontanée et en des couleurs apaisées - constitue pour Rigoberto Mena une obsession depuis qu’il a découvert les clés mystérieuses de sa poétique visuelle au cours du siècle dernier. Depuis qu’il a reconnu dans l’abstraction l’unique langage pour communiquer avec nous dans ce monde complexe de signes et de symboles qui nous entoure. L’abstraction, voilà ma patrie, s’est-il dit à lui-même il y a longtemps déjà, paraphrasant Fernando Pessoa.
Etranger à la condition post-moderne, - partagée à l’origine entre captation de modèles historiques et déconstructions structurelles de langages et de modes d’expression – ce créateur a vu glisser à ses côtés, tel celui qui observe un carnaval impressionnant, débordant de masques, de musique, de magie, d’illuminations et de fantaisie, la plus grande mise en scène jamais orchestrée par le monde de l’art depuis son apparition dans les sphères aristocratiques à l’aube de la Renaissance. Il l’a savourée avec humilité et dévotion, comme nombre d’autres créateurs ; mais cette atmosphère fascinante et vertigineuse n’a pas suffi à faire disparaître son authentique impulsion créatrice et sa kyrielle de sentiments et de tendresse. Il est demeuré en marge du défilé, dans un endroit discret, les yeux grand ouverts, attentifs à la mécanique de ce monde aux actions innombrables et à la visualité attirante qui a paru nous annoncer, vingt ans durant, à grand renfort de tambours, d’étendards et de trompettes ailées, la fin et le début de toute chose.
Presque trente ans ont passé et les eaux commencent à regagner leur lit. Bien plus : certains traits isolés, certaines nouvelles qui nous arrivent de ci de là, tendent à indiquer, malgré la brume intense qui nous recouvre encore, un lent repositionnement de cette modernité tronquée qui n’est pas parvenue à réaliser la totalité de ses vastes rêves au long de quarante dures années caractérisées par de nombreux projets artistiques et manifestes esthétiques et par de graves évènements mondiaux, la naissance d’Etats, l’ascension et la chute de dirigeants ; des révolutions aussi.
Voilà ce que perçoit Mena, moins soucieux aujourd’hui de l’avenir et des vicissitudes de la vie, apaisé dans son environnement proche, et qui a pris conscience que seul le royaume mystérieux de la peinture pourra lui assurer son épanouissement personneL Il semble n’être venu au monde que pour une chose : peindre. Et s’il devait fournir une seconde raison, il répondrait très certainement, sans même bouger, ou à peine, un seul muscle du visage : peindre.
Héritier de certaines expressions participant du savoir et de la connaissance, principalement originaires de ce qu’il est convenu d’appeler l’extrême-Orient ; avide de construire autour de lui une atmosphère intime subtilement équilibrée ; empli de dévotion, d’amours et d’honnêteté, Mena baigne aujourd’hui dans un de ces états propres à ceux qui se proposent, à court ou moyen terme, de s’engager dans des changements, dans des renouveaux éclos au long de processus lents de recherche et d’expérimentation, étrangers à tout ce qui ne surgit pas des profondeurs-mêmes de l’être et de l’existence, comme tout ce qui était extérieur, étranger, exotique, devait toujours être passé au filtre du temps et de la distance.
En lui, les caractères architecturaux et urbains, tant de fois exprimés dans ses œuvres des étapes antérieures, et pour lesquels il a été reconnu sur la scène artistique nationale - et même au-delà - ont commencé à s’estomper, même si la persistance dans cette nouvelle étape de nombre de ces traits constitutifs ne laisse pas de nous étonner. A cet instant, où s’impose la présence de structures dominantes en soutien de l’ambition affirmée d’un nouveau langage, nous voyons toujours pointer la tâche sur le mur, l’atmosphère de pénombre de certains espaces citadins, protagonistes diaphanes des nouvelles compositions, qui se refusent à disparaître totalement : Mena ne prétend pas renoncer pour le moment à l’un des piliers fondamentaux de sa trajectoire esthétique des dix ou douze dernières années.
L’accent est désormais porté dans une autre direction ; davantage vers la profondeur de la trace que ces structures architecturales et spatiales impriment sur la vaste scène des émotions et de la raison.
Ainsi, la ville s’éloigne chaque jour un peu plus de l’univers controversé de ses obsessions, à mesure que s’avance un cosmos inédit, un firmament qu’orne un mystère autrement plus profond et des étoiles à profusion, plus proche de l’immensité du ciel que de la matérialité de la terre, davantage tourné vers la légèreté de l’air que vers les collisions obligées avec la terre. Bref, quelque chose de l’ordre du chuchotement, de la rumeur, de ce qu’il y a d’insondable dans l’espace, dans lequel toutefois ne manque pas de se faire entendre, parfois, un cri lointain.
Ces évanescences, ces vapeurs subtiles ouvrent la voie à l’expression d’un paysage de résonances familières où les hiérarchies n’ont pas leur place, quelles qu’elles soient, pas même un ordre symbolique, et dans lequel les choses sensibles s’organisent au travers de courbes et de transparences que le peintre projette dans une scénographie satisfaite, empreinte de gestuel et d’organique. Ces nouvelles toiles de Mena n’évoquent pas une discipline, des pouvoirs consacrés, mais bien l’inverse : les messagers d’une liberté inhérente à toute existence humaine que Mena savoure chaque jour, au cours des matinées ensoleillées de cette ville de La Havane qui désormais est sienne pour toujours. Sa quête première l’oriente avec force vers la découverte de tout ce qui peut alimenter la création-même, et, au long de ce voyage passionnant à travers la vie matérielle et spirituelle de l’homme, il parvient au fond de nombre de ses unités primitives, fondamentales, ce celles qui ordonnent en dernier ressort le fonctionnement du corps humain. De là ce rapprochement, conscient ou non, avec le bio-art, avec ces expressions artistiques fondées sur les thèmes et les sujets du monde merveilleux de la biologie, de l’organique, des structures premières des cellules, tirés peut-être d’observations minutieuses au microscope, ou de la fréquentation charmée, presque jubilatoire, de documents écrits, électroniques, audiovisuels.
L’évolution de Mena s’est opérée du macro-urbain au micro-anatomique, de la rationalité solide de l’architecture à la mutabilité du gestuel, sans machination, fissure ni déchirement. Ce voyage – on pourrait dire aussi ce virage – résulte d’introspections et de méditations constantes, quotidiennes, distantes de l’écho mondain qui non seulement menace aujourd’hui le vivre-ensemble urbain, mais aussi la création dans son sens générique. Séquelle d’une époque de changements que le peintre lui–même ressent tant autour de lui qu’en lui, sans qu’il ressente pour autant la nécessité de proclamer la maturité classique dont chaque créateur fait l’expérience à un moment donné de son existence.
Il ne se soumet pas davantage au diktat d’une recherche avide de la couleur, comme on pourrait peut-être s’y attendre d’un peintre cubain soumis à l’intensité de la lumière dans cette partie du globe. De sa palette expressive surgissent constamment des gammes variées, en particulier des gris, des noirs, des sepias, des couleurs de terre, et une infinité de variations qu’il soutient à l’aide de telle ou telle autre couleur s’il l’estime pertinent. Cela l’apparente de quelque façon aux nuances délicates et minutieuses de l’extraordinaire Raúl Milián, pour qui le monde, le monde véritable des émotions et des sentiments humains, pourrait en réalité se dispenser de toute stridence chromatique. Lors même que la taille réduite des œuvres sur papier et carton de Milián n’a rien de commun avec le gigantisme des toiles actuelles de Mena, tous deux projettent une image plaisante de ce que l’on pourrait considérer comme un artiste universel, libre, entièrement dédié à l’art tout court, sans fioritures.
Les grands formats que Mena présente aujourd’hui forment une réponse réfléchie, délibérée aux vastes registres spéciaux du Musée national des beaux-arts, dont les murs et les sols accueillent plus de mille œuvres représentatives de l’histoire de l’art cubain et où il n’est pas facile de tracer son chemin entre toutes ces qualités surprenantes de la représentation visuelle nationale. Le lieu choisi pour cette exposition ne pouvait pas présenter davantage de risque, ni constituer un plus grand défi pour Mena, qui, de ce fait, explore des niveaux supérieurs en termes d’impact et de gratification, avec l’objectif d’orchestrer un concert abstrait et majestueux , ainsi que l’exigent les circonstances.
Dans ces toiles aux vastes proportions, il nous est donné dans le même temps d’identifier de petits noyaux dans lesquels l’artiste passe en revue des textures, des taches, des profondeurs, des traits, des lettres et des mots, mais aussi de percevoir des signifiants et des allusions de toute nature et de tous ordres. De tels noyaux forment un ensemble cohérent, unitaire, un levain pour la jouissance du général et du particulier, à la façon de ces chefs d’œuvre élaborés depuis le Moyen-Age, la Renaissance, le baroque, et jusqu’à la fin du XIXème siècle : adoptant la structure de ces discours visuels qui nous émeuvent toujours dans quelque musée du monde que ce soit, Mena dilate et magnifie chaque pouce de la toile jusqu’à des limites insoupçonnées.
Pour ce faire, il ne vise pas à créer un centre d’attention particulier, une fraction dominante au cœur de l’œuvre. Pour lui, chaque touche de peinture participe de cette atmosphère libérée de toute stratification, de toute hiérarchie : telle est la plénitude de la spécificité picturale en tant qu’expression la plus haute de l’authenticité et de l’émouvant, sans recours à ces alliances de langages, tellement à la mode aujourd’hui.
Voici la peinture dans toute sa nudité, exposée sans préjugés, sans subterfuges ni fausses constructions idéo-esthétiques, sans redondance discursive ni soutènement théorique. Voici, pour le dire de façon plus simple, la peinture.
Parcourir chacune de ces œuvres, d’un bout à l’autre, sans début ni fin, librement ouverte, c’est accroître la fluidité qu’elles recèlent en elles. Si, dans ces travaux antérieurs, la lecture était frontale, globale, soudaine, désormais nous nous laissons entraîner par la fluidité de la main, du geste, de la couleur : nous sommes tentés de revenir encore sur la surface de la toile lorsque, de l’avoir appréciée dans sa totalité, le doute nous assaillit.
C’est un imaginaire qui défile devant nos yeux, ennemi, entre autres choses, de l’impact de la lumière, travestie, comme on le lit dans une des toiles, en « forme sans forme ».
Et je les nomme aujourd’hui tableaux – mot inusité en ces temps postmodernes et post-postmodernes – bien qu’à la vérité je pourrais également les nommer « portraits de la peinture » parce que c’est ce qu’ils constituent à mes yeux. Mena a saisi l’essence, les clés historiques de la peinture. Il en a fait le « portrait » depuis l’intérieur d’elle-même et le sien propre, en pleine conscience de sa tradition et de son histoire au cours de cette seconde décennie du XXIème siècle.
Peindre au siècle de la téléphonie mobile, d’internet, de la 3D, de la télévision numérique, des voyages dans l’espace, de la nanotechnologie, des réseaux sociaux ? Eh bien oui, Mena nous le confirme, sans la moindre hésitation.
Peindre demeure un plaisir pour cet artiste contemporain qui ne s’épargne aucune heure ni aucun lieu pour se livrer à l’un des métiers les plus anciens et les plus impénétrables, à raison de ses mystères, de ses énigmes, de ses secrets.
Traduction Laurent CHARPIN octobre 2011 de Neslon Herrera Ysla