Added Apr 26, 2020
Jean KUBLER vient de recevoir le 1° PRIX du CONCOURS NATIONAL DE NOUVELLES « NOUVELLA 2020 » Pour LEITMOTIV Suivre le lien : https://drive.google.com/open?id=1bLNvMWgg6RijLss6b4eul0IBdKFXern0
LEITMOTIV
C’est un chaud soir d'été dans les années 1980. Du sol brûlant montaient des fragrances disparates de goudron et de fleurs épanouies. Le soleil n’éclaboussait plus la banlieue lyonnaise de ses rayons dardant, depuis une heure déjà. La ville terne et triste que je traversais brûlait encore de ce jour épuisant qui venait de mourir. De ce cloaque montait un brouhaha difficile à supporter pour mes oreilles habituées à la douce musicalité d’une cantate de Bach ou des valses de Chopin. Je souffrais de tout mon corps dans ce bain de sons dissonants où les klaxons agressifs des voitures dominaient largement.
Je coupais par les abords de cette bourgade sombre et triste afin d’échapper, autant que faire se peut, à cette agression auditive insoutenable. Je rejoignis, ainsi, le trajet le plus court vers mon domicile isérois.
Il était presque 23 heures.
Les fenêtres des rampes d’immeubles impersonnels et sales, s’ouvraient vers un semblant de fraîcheur et dans la pénombre, certaines, discrètement éclairées, laissaient entrevoir de petites vies tristes et étriquées, d’autres, sans pudeur, étalaient, devant mon œil attentif, misère et souffrances, fatigue et chagrins.
Dans cet apocalyptique décor, une « fenêtre sur rue » ouverte à tous vents et largement baignée par la lumière violente d’un lampadaire allogène, offrit à mes yeux la vision délicieuse et fugace d’une belle inconnue jouant, avec les ombres et la lumière, de son innocence dénudée. Son beau corps, jeune et délicat, offrait, à qui voulait le voir, sans honte et sans pudeur, un spectacle divin. Aucune malice dans ce geste ne m’apparut, juste une grande simplicité, un mouvement naturel et beau, mu par l'étouffante lourdeur de l’air rare et pollué de cette soirée d'été.
J’ai frôlé l’accident lorsque j’ai reçu, tel un électrochoc, cette vision de rêve. Je restai, là, comme pris d’une atonie divine. J'étais touché par une grâce d’où Dieu était absent. Cet embrasement de mon corps et de mes sens bien que divin, était tout humain. Alors un ange venait de m’apparaître ?
Toute la ville s’éclaira d’un coup et devînt lumière.
Ma mémoire s’use encore à repasser, devant mes yeux ébahis, cette image idéale, dans ce décor triste et brûlant.
De retour auprès de ma famille, j’ai décrit ce petit fait divers, encore tout bouleversé et fébrile devant tant de simplicité. Tout le monde conclut, qu’en toute objectivité, un ange venait bien de m'apparaître, que c'était un excellent présage, que l’avenir s’éclairait enfin, que tout allait nous sourire, que les jours d'opulence allaient succéder à ceux de dénuement, et combien d’autres fadaises qui aident à vivre ceux qui n’ont pas de vraies raisons pour supporter le poids de la vie de tous les jours.
Le destin n'épargne personne.
On a tous ses bons et ses mauvais moments, sa gloire et son opprobre.
C’est ainsi depuis la nuit des temps.
Je repasse souvent devant l’immeuble de ma vision. La fenêtre reste éteinte, irrémédiablement éteinte, terne et sans vie, semblable à ses consœurs, noyée dans l’anonymat.
Mais, pour moi, au fond de ma mémoire, elle est toujours baignée de lumière.
Je fais souvent le rêve de cet instant magique, que j’imagine se prolongeant de minute en minute, d’heure en heure, de nuit sans sommeil en nuit enchantée, pour rejoindre l’aube, le cœur plus chaud qu’au seuil de l’obscurité. On dit que les pensées se noircissent d’ombres fantasmagoriques, d’idées noires et de fantômes lorsque paraît la lune et son voile de pénombre. Au fond de moi, j’ai une lumière qui illumine mes moments de doutes. Toute simple, toute petite, toute douce, elle fait dans mon cœur et dans ma vie son petit chemin de bonheur solitaire. Telle une obsession, elle s’incruste chaque soir un peu plus. Mon esprit envoûté se complaît à voyager avec mon ange, dans un Eden retrouvé, intense bonheur d’un instant éternel, douce dichotomie du rêve et de la réalité, perdue, loin dans les limbes de mes sens à chaque fois bouleversés. Je n’ai plus peur de la nuit qui voile le jour, ni du jour qui paraît.
Avec le recul du temps, la question se pose : était-elle seule ou en galante compagnie ?
Peu importe, c’est pour moi seul qu’elle est apparue, qu’elle apparaît inexorablement à cette fenêtre magique.
Fût-elle la maîtresse d’une nuit ou celle d’une vie, déesse délicieuse ou volage langoureuse en mal d’amour offerte devant sa fenêtre ?
Était-elle coutumière du fait ou fut-ce uniquement pour moi, volontairement ou par maladresse, en pleine conscience ou en totale naïveté ?
Intouchable et pourtant tellement proche, amour impossible qui ronge mon cœur.
J’aurais tant voulu que tu deviennes mon amie, juste mon amie, car une amie sait effacer les larmes que l’amour fait couler.
Il arrive inexorablement un jour où un bilan de sa propre vie s’impose. Là, apparaissent les belles choses et les mauvaises, les bons moments et les moins bons, les cailloux blancs et les cailloux noirs.
Il est temps de les compter, ces petits cailloux accumulés, jour après jour. Combien de cailloux blancs et combien de cailloux noirs ? Leur somme sera le bilan de mon passage sur cette terre. Seulement, il faut arriver au bout du chemin pour faire cette redoutable addition. Je suis chanceux, j’ai cette image fulgurante, mon Vortex personnel par lequel je voyage au plus loin, au plus près, sans limite. Il revient très souvent pour illuminer mes moments de spleen. Ils sont si nombreux à hanter mes nuits, à meubler mes cauchemars, à envahir mes insomnies.
Plus le temps passe plus cette belle vision prend la forme d’un rêve, d’un leitmotiv délicat, au point de se demander si elle a vraiment existé. Qu’importe, ce rêve m’a accompagné toute ma chienne de vie pour lui donner le rayon de lumière nocturne indispensable à son équilibre.
Est-ce vivre que de se sentir dépendant du rêve fugace d’un instant de pur bonheur ?
Est-ce vivre que de l’ignorer ?
Il y a aujourd’hui quarante ans que je revis avec plaisir cette douce vision à chaque moment de ma vie où le doute prend le dessus. La scène reste intense, d’une étonnante réalité, extrêmement présente et bénéfique, malgré les années qui passent. Avec l'âge, le corps et l’esprit s’assagissent.
Le temps aplanit, use, tente d’effacer les souvenirs au nom de la raison et du bon sens. Le besoin de se raccrocher à un ange fugace est moins intense et surtout moins fréquent. Il est moins évident aussi. Le doute s’installe et la réalité devient rêve avant de s’effacer.
On appelle cet état la sagesse, n’est-ce pas plutôt de la lassitude, du lâcher-prise, la perte de la foi en ce fragment de vie si fragile ?
Se raccrocher toute une vie à un instant magique est-ce bien raisonnable ?
Car en fait, tout n’a duré qu’une seconde.
Une seconde pour une vie ou toute une vie en une seconde ou la seconde qui donne son sens à la vie, sérieux dilemme à la fois magique et redoutable quand on pense qu’à une seconde près, je la loupais, cette vie !