Ajouté le 22 oct. 2013
Michel Fourcade est, avant tout, un coloriste d’exception. Très arbitrairement, c’est-à-dire selon ma seule expérience subjective de spectateur, je placerais son travail sous l’invocation de trois artistes : Francis Bacon, Edward Hopper, et Yayoi Kusama. Le choix n’étant d’ailleurs pas seulement fait en vertu du caprice dilettante, ni pour rendre l’hommage dû à Michel en le plaçant aux côtés d’artistes de son rang, ni même pour réellement le comparer à aucun de ces trois artistes pris isolément. C’est par l’entrecroisement des trois références que je voudrais que nous arrivions à toucher du doigt, non ce que Michel devrait à ces trois-là, ou aussi bien à d’autres, mais l’absolu de sa singularité d’artiste. C’est donc par commodité critique et discursive ; qu’on veuille bien me le pardonner.
Bacon, pour l’intensité du travail coloriste. Hopper, pour l’hyperréalisme. Kusama, pour l’omniprésence troublante des « pois ». Ou des billes. Ou des boules.
Oui, Michel est un des rares peintres (d’aucuns diraient, sarcastiquement : des rares peintres, tout court, ha-ha-ha) à soutenir la comparaison, dès le premier coup d’œil, avec Bacon. Même si sa thématique paraît se rapprocher davantage de celle de l’ennemi le plus intime de Bacon, Lucian Freud (pour l’hyperréalisme, nous y venons), le fait est que cette thématique soit attaquée par les moyens, comme disait Artaud, de la pure « peinture peinte » (au sujet non fortuit de cet autre immense coloriste qu’était Van Gogh : « peintre qui n’est rien que peintre », ce sont les mots exacts et évidemment transposables à Michel), c’est-à-dire de la couleur pure.
Et par le détour de nos deux autres évocations. Hopper, d’abord. L’évidence s’en impose dans l’autre moitié du panel motivique de ces toiles que la « baconienne » (l’orgie, la convulsion, le supplice : nous y venons). A savoir la « paysagéité » urbaine. Mais, là encore, avec une violence qui déplace celle de la glaciation hopperienne. On pourrait dire, cédant à la facilité facétieuse : Fourcade, c’est du Hopper décongelé ; Hopper, du Fourcade surgelé. Au-delà de la potacherie, là encore, il ne s’agit pas de l’inspiration idiosyncrasique sublime de l’artiste, mais de la nécessité à laquelle se soumet son époque : cela fait longtemps que, grâce au travail de Derrida sur la spectralité, où l’on puiserait plus d’une application au travail de Michel, nous savons avec Shakespeare que « the time is (definitely) out of joint ». Mais on y ajoutera un lemme aussi discret que secrètement ravageur : « the space(s) is (are) out of joint ». L’exacerbation méta-pornographique de tous les sens, devenue la norme, c’est les contours mêmes de l’urbanité et du domestique, dont l’inquiétante étrangeté, chez Hopper, ressortait encore de l’incongruité transitoire que constituait leur traditionnelle étanchéité, devient chez Fourcade une pure et simple dissolution : soit par la dissolution des contours, le cas échant dans la petite transe du subjectif, soit par l’exacerbation des couleurs, soit par les deux. Le brouillage du public et du privé, caractéristique de la civilisation de l’orgiaque à ciel ouvert, s’objective plus qu’à son tour. Hopper, pour préparer à Fourcade ? J’ose.
Oui, ce que les tableaux de Hopper promettaient, Fourcade le donne. Et ce n’est pas un cadeau.
Ni de l’un ni de l’autre. Ce sont deux enregistrements cliniques. Nous comprenons ce qu’avaient d’effarant, dans leur calme même, les tableaux de Hopper, grâce à ceux de Fourcade : nous nous disions, sans le savoir : comment tout cela peut-il encore demeurer aussi calme, aussi confiné, aussi inerte, aussi privé ? Comment ces scènes domestiques ineptes, ces paysages ruraux triviaux, ces maisons lambda, ces gares anonymes, etc., dont-elles pour être aussi normales ?
Quand ce sont les paysages urbains et non plus les corps qui sont enregistrés dans leur dislocation interne, subjective-objective, ce « convulsivisme » de la ville elle-même que l’image filmée ou photographiée ne capture jamais, alors, on dirait des églises et des abbayes modernes. Celles où nous célébrons chaque jour, sans rien faire qu’exister, le triomphe et de Bataille et de Breton, comme on célébra si longtemps Paul ou Augustin : partout la beauté est devenu convulsive, partout la religion est celle de l’excès.
Le vingtième siècle spirituel et artistique a, en somme, triomphé à plates coutures.
La légendaire atonie hopperienne se saisit d’un monde en voie de disparition, un glissement techtonique derrière l’immobilité de tout, où c’est tout ce qu’il y avait de plus normal qui est en train de devenir fantastique.
Sur les tableaux de Hopper plane une apocalypse latente, qui les éclaire de leur vraie lumière, et dans le rétroviseur mental donnent à son travail la valeur d’un immense déterrement archéologique anticipé : un monde bientôt enseveli, sous un cataclysme banal. C’est de ce dernier, et peut-être de manière, elle aussi, anticipativement commémorative, que la peinture de Michel est le témoin capital.
Last but not least, la « Nature morte » en découd avec le père de la peinture moderne, Cézanne, qui vaut preuve. L’habituel sac cubique de billes est là pour nous souligner –ou surlignerl’évidence : il ne s’agit pas ici de faire du militantisme « bio », mais la coloration des fruits nous montre que, si la production
« transgénique » de l’alimentation végétale ne se peut peindre, dans une ascèse intérieure fidèle à Cézanne, qu’aux couleurs du psychédélisme, c’est que l’outrance technologique obligatoire qui nous met l’âme en charpie est un transgénisme psychique, tandis que le transgénique est un psychédélisme organique.
Pour finir, et tandis que j’achève ce texte, je reçois la dernière toile de Michel, Chelsealdorléans. Le courage se distingue de la témérité en ce qu’il touche à une vérité.
L’embarras tout transitoire que d’avoir à écrire sur un ami est effacé par la vérité qui s’impose à la fin. Je défie quiconque de dénier que ce tableau ne constitue pas un chef-d’œuvre absolu.
La peinture est morte ? Vive la peinture.
Mais, Michel, pourquoi cette disparition des billes phosphorescentes ?...
Mehdi Belhaj Kacem Janvier 2013 (Extraits) pour le catalogue Michel Fourcade sorti en Avril 2013