Egor Kraft, Content Aware Studies, 2019 © Egor Kraft
Comment les artistes contemporains perçoivent-ils la montée en puissance de l’intelligence artificielle dans nos vies ? Avec “Le Monde selon l’IA”, le Jeu de Paume propose une lecture à la fois critique et poétique de cette révolution, à travers les œuvres d’une quarantaine d’artistes. Nous avons rencontré Antonio Somaini, commissaire de l’exposition, qui nous éclaire sur les enjeux humains, culturels et esthétiques soulevés par ces nouvelles formes de création – entre co-création, mémoire collective et hallucinations génératives.
Pouvez-vous nous présenter l’exposition et ses intentions principales ?
L'exposition “Le monde selon l’IA” au Jeu de Paume présente le travail d'une quarantaine d'artistes contemporains qui, pendant les dix dernières années, ont réagi à la présence croissante de l'IA à travers toutes les strates de nos cultures, de notre société, de l'économie, du travail.
L'intention de l'exposition est de nous aider à comprendre ce que veut dire aujourd'hui faire l'expérience du monde selon l’IA ou à travers l’IA.
Comment les artistes réagissent-ils à cette nouvelle réalité ?
L'exposition montre comment les artistes ont réagi à cette nouvelle condition, soit pour essayer de dévoiler le fonctionnement de ces systèmes avec leurs biais – de genre, de race – leurs enjeux politiques et éthiques, soit pour explorer ces nouveaux modèles génératifs qui permettent des nouvelles formes de collaboration entre l'humain et le non-humain.
L’exposition remet-elle en cause l’idée d’une IA autonome ?
L'exposition souligne de plusieurs manières le fait que l'IA n'est pas un système entièrement autonome ou dématérialisé. Au contraire, ce qu'on appelle IA, est entièrement traversé par la présence humaine, par des ressources naturelles, de l'énergie.
Ça montre vraiment que l'IA est une entité collective à laquelle participent plusieurs contributions humaines et non humaines.
En quoi les modèles d’IA générative transforment-ils la création artistique ?
Avec la diffusion des modèles d’IA générative, ce sont aussi les formes de la création artistique qui changent. Les artistes apprennent à collaborer, à co-créer avec des modèles d’IA, doués de différentes formes d'autonomie.
Ils explorent ces modèles à travers des promptes, à travers des images. Ils entrent dans des formes de co-création et parfois même de co-hallucination, dans le sens où ils explorent les erreurs de ces modèles – les “glitches”, ou hallucinations.
Pourriez-vous nous donner un exemple d’œuvre exposée ?
Certains artistes comme Grégory Chatonsky, dont nous voyons ici l'installation, interrogent ces modèles comme des vastes répositoires d'images possibles… L'IA générative devient ici une source de virtualités, de possibilités qu'on peut explorer à travers ses modèles.
Quels sont les risques soulevés par l’exposition ?
L'exposition souligne beaucoup les dangers que l'IA pose à l'humanité : consommation énergétique, exploitation du travail, suppression d'emplois.
Mais elle explore aussi les potentialités de l'IA en termes de co-création, d’exploration des modèles et d’ouverture vers de nouvelles formes d’imaginaire.
Certains artistes proposent-ils une autre vision de l’IA ?
Oui. Par exemple, Holly Herndon travaille pour un autre type d'IA : collective, collaborative, transparente, et fondée sur la rémunération des œuvres des artistes qui participent à son entraînement.
Les artistes peuvent vraiment nous aider à naviguer ces transformations profondes que nous vivons.
Quels sont les grands enjeux humains abordés ?
Une des grandes questions posées est celle de ce que va devenir l'humain dans sa relation avec les IA. Les artistes interrogent la manière dont l'humain est redéfini par ces technologies.
Certaines œuvres mettent l'IA en lien avec d'autres formes d’intelligence collective, comme dans la nature – par exemple une termitière moulée par Agnieszka Courrante.
Et les erreurs des IA ? Sont-elles abordées comme sujet artistique ?
Oui, ces failles – ou “hallucinations” – sont des moments où les modèles ne répondent pas aux attentes. Beaucoup d’artistes les explorent pour leur potentiel poétique.
Ils utilisent souvent d’anciennes versions de modèles, moins “alignées”, pour conserver ces dérapages créatifs.
Comment est organisée l’exposition ?
Elle est structurée en plusieurs sections : la matérialité des technologies, la cartographie de l’IA dans le temps et l’espace, sa relation à d’autres formes d’intelligence collective, la vision artificielle, le micro-travail...
Une autre partie est dédiée à l’IA générative, qui produit de nouveaux textes, images et voix.
L’exposition propose-t-elle une perspective historique ?
Oui, elle souligne que ces transformations ont des racines anciennes : perspective linéaire à la Renaissance, invention de l’imprimerie… À travers des “capsules temporelles”, elle établit des liens entre présent et passé.
Peut-on dire que l’IA est construite sur une intelligence collective humaine et non humaine ?
Il y a bien sûr les programmeurs, les travailleurs du clic, les données produites par nous tous… C’est un système profondément collectif.
Quel rôle joue la mémoire dans les œuvres avec IA ?
Certains artistes, comme Chatonsky avec La quatrième mémoire, abordent l’IA comme un processus de retraitement de notre mémoire culturelle, même dans l’hypothèse où l’humanité aurait disparu.
Quel a été votre rôle dans l’exposition ?
J’ai été invité comme commissaire. Je viens de la recherche universitaire et je travaille depuis plusieurs années sur l’impact de l’IA sur les images, la culture visuelle, l’art contemporain.
Pour conclure, comment définiriez-vous l’IA ?
Je pense que l’IA est une machine qui encode le monde – textes, images, phénomènes – pour ensuite le comprendre ou l’imaginer.
Réunissant une quarantaine d’artistes, Le Monde selon l’IA propose un parcours riche et engagé autour des impacts de l’intelligence artificielle sur nos imaginaires. À voir au Jeu de Paume (Paris - France) du 11 avril au 21 septembre 2025.