Qu'est-ce qui vous a poussé à créer des œuvres d'art et à devenir une artiste ? (événements, sentiments, expériences...)
Être artiste n’a pas été un choix ni la conséquence d’un élément déclencheur. Cela s’est imposé comme une autre manière de respirer, de penser, de voir, de représenter. Samuel Beckett nous appelle les « Bon qu'à ça ». J’aime beaucoup ce terme inventé pour définir celles et ceux à qui cet être là colle à la peau, ne fait qu’un. Une forme de créativité à toute épreuve qui a toujours été là, indéniablement, infatigablement, et en toutes circonstances de la vie. Si l’on devait parler de sentiment, il est clair que mon ressenti, depuis l’enfance a toujours été très intense au regard de toutes celles et ceux qui m’entouraient. Une conscience de l’autre et du monde très prononcée. Dès lors que cette conscience-là taraude, il devient urgent de trouver comment la figurer, la transfigurer, en faire quelque chose à tous prix, lui donner forme. Chez moi cela a commencé par l’écriture, le théâtre puis les arts plastiques le cinéma et cela s’est décliné chaque année en davantage de formes.
Quel est votre parcours artistique, les techniques et les sujets que vous avez expérimentés à ce jour ?
La littérature a été la matrice. J’ai fait des études de lettres, puis des écoles de théâtre, la langue a été primordiale et à l’origine de toutes mes créations. J’ai commencé par écrire et publier des livres tout en ayant une compagnie de théâtre ou j’écrivais et mettais en scène mes pièces, puis j’ai fait beaucoup d’expériences radiophoniques jusqu’à ce que l’image me manque au point de faire des films. Puis le relief et le vivant qui étaient au cœur de ma pratique du théâtre m’ont imposé de réaliser des scénographies et des installations. Depuis une quinzaine d’années je réalise des performances qui réunissent un peu toutes ces formes-là. Le sujet principal de toutes mes créations est l’humain et la manière dont il est traversé par le monde depuis la nuit des temps. Je dirais que je cherche à inventer une mythologie contemporaine. Arriver à créer des cérémonies artistiques, des sortes de rituels avec toutes les formes que j’explore. Un espace-temps ou le spectateur-visiteur est transporté pour vivre une expérience artistique ou la mémoire et l’émotion sont convoquées.
Quels sont les 3 aspects qui vous différencient des autres artistes, rendant votre travail unique ?
C’est le fait de ne jamais me limiter à une forme, le fait aussi de toujours me renouveler. J’aime réaliser ce que je ne sais pas faire. Il est rare que je reproduise une forme.
Je réalise contre vents et marées toutes les formes d’art que j’imagine, même si je ne trouve pas la production. Mon indépendance est mon karma. Mais je suis toujours libre et il est rare que l’œuvre imaginée ne soit pas indemne de toute contrainte institutionnelle ou commerciale.
Je suis engagée corps et âme. Une œuvre à mon sens doit bouleverser l’ordre du monde, permettre par son alchimie de le transformer. Quoi qu’il arrive être un lieu de résistance à tout ce qui vient contrer notre humanité.
D'où vient votre inspiration ?
Je crois moins à l’inspiration qu’à la constance. Ne jamais s’arrêter, pas un seul jour, être le cœur à l’ouvrage indéfectiblement, penser à la manière de se renouveler, de se réinventer, de pouvoir jour après jour proposer une quatrième dimension. C’est cette sorte de permanence du geste
artistique qui fait qu’il ne peut s’arrêter, même s’il suspend son vol parfois, pour penser, paresser, rêver. La vue est essentielle pour moi. J’ai besoin de voir loin, mon travail dépend des horizons. Pour cela le voyage est toujours très fertile. J’invente toujours une forme nouvelle qui m’a été offerte par le nouveau paysage traversé, la nouvelle culture qui m’a sortie de ma zone de confort. La mer, elle aussi, est un accélérateur de particules pour ma créativité.
Quelle est votre démarche artistique ? Quelles visions, sensations ou sentiments voulez-vous évoquer chez le spectateur ?
Visions, sensations, sentiments intenses qui puissent changer ses idées reçues ou sa propre vision du monde. Que quelque forme vienne comme un heurtoir de porte lui demander d’ouvrir et d’accueillir un intrus qui lui veut du bien, qui rêve de le prendre par la main et le conduire dans des zones qu’il n’aurait jamais traversées, qu’on puisse aller loin ensemble dans la traversée du miroir. Franchir des murs ensemble, entrer dans une nouvelle dimension à travers l’œuvre elle-même serait un idéal. J’ai créé une œuvre qui est encore à l’étape de work in progress, ORAKL une porte-parole qui est une porte monumentale de glace interactive avec le public. Il est invité à venir poser des questions à la porte qui lui répond. L’idée de cet ORAKL dit bien ce que je cherche à provoquer chez le spectateur, à la fois l’impression d’ une sorte de mystère nécessaire à toute œuvre d’art et aussi l’idée qu’elle puisse lui donner des réponses ou en tout cas qu’il vienne la questionner, s’y frotter.
Quel est le processus de création de vos œuvres ? Spontané ou avec un long processus préparatoire (technique, inspiration des classiques de l'art ou autre)?
C’est un très long processus de création puisque je ne travaille presque jamais avec les mêmes équipes de production à part quelques partenaires qui traversent presque tout l’ensemble de mes œuvres. Ce qui est spontané et rapide c’est l’écriture, que ce soit pour les films, les performances, les installations, et les photographies sont très spontanées. Mais pour le reste, pour la création, cela demande des années pour trouver le moyen de les produire, trouver les équipes, les lieux pour les programmer. Il y a aussi l’aspect technique. Pour A MAIN LEVÉE, une performance que j’ai réalisée au Musée Picasso en 2016, il m’a fallu apprendre à tourner la terre. Je suis allée au Musée de Sèvres où un maître tourneur m’a appris sur plusieurs semaines à pouvoir faire surgir une forme à partir d’un tour de potier.
Utilisez-vous une technique de travail particulière ? si oui, pouvez-vous l'expliquer ?
C’est chaque fois un défi. A part le cinéma ou je commence à maîtriser un peu toutes les techniques et où je suis bien entourée par mon équipe, pour la photographie il m’est arrivée d’échanger de longues semaines avec des techniciens de laboratoire pour arriver à trouver le support comme dernièrement le plexiglass noir pour un diptyque photographique à suspendre intitulé LAMENTATIONS et qui devait contenir deux photographies contrecollées à regarder de part et d’autre. Pour les installations et les performances, encore une fois, chacune va me demander d’apprendre une nouvelle technique qui peut aller à la sculpture sur glace jusqu’à dessiner à la gouache ou inventer une scénographie avec des draps. C’est tout l’enjeu, que ce soit le sujet qui guide authentiquement vers la forme et me permette d’inventer ce que je n’avais encore jamais fait.
Y a-t-‘il des aspects novateurs dans votre travail ? Pouvez-vous nous dire lesquels ?
Je cherche moins l’innovation que l’invention. Je pense que c’est plus ma manière de travailler qui est novatrice que le travail lui-même. Peut-être là où j’ai eu l’impression d’avoir vraiment fait quelque chose de tout à fait nouveau c’est quand j’ai inventé mes oreillers sonores. Ce sont des oreillers à dormir debout qui sont posés contre un mur à hauteur d’homme-de femme. Le spectateur/la spectatrice sont invités à poser leur oreille contre l’oreiller qui diffuse une bande son.
Et puis peut être ma façon de produire mon travail hors des sentiers battus.
Avez-vous un format ou un support avec lequel vous êtes le plus à l'aise ? si oui, pourquoi ?
Ces dernières années ce sont les sculptures de glace et les films de cinéma. Les sculptures de glace parce que je les dessine et les fais réaliser par Crystal Group qui sont des véritables magiciens qui me rapportent un véritable diamant translucide à chaque nouvelle création. Ce sont pour moi des blocs magiques qui m’émerveillent tout autant qu’ils émerveillent les spectateurs.
Et pour les films de cinéma, c’est tellement un chemin de croix de produire un film, que le moment où on tourne et surtout où on arrive au montage c’est une émotion très profonde. La première projection d’un film est sans doute pour moi aussi intense qu’une performance live. C’est un sentiment d’accomplissement très unique.
Où produisez-vous vos œuvres ? A la maison, dans un atelier partagé ou dans votre propre atelier? Et dans cet espace, comment organisez-vous votre travail de création?
Je produis mes œuvres dans mon atelier chez moi depuis toujours. Mais plus particulièrement depuis dix ans que je vis sur une péniche sur la Seine et que j’ai un très grand espace de vie et de travail. Cela permet un continuum jour et nuit. Ne jamais interrompre le tissage des différentes travaux en cours. Étant artiste pluridisciplinaire, il m’arrive d’écrire à la fois les scénarii de mes films, un livre de littérature, sculpter pour une installation ou réaliser des photographies dans la même semaine. Pour cela mon atelier est à la fois une bibliothèque avec vue propice à l’écriture, et aussi un espace vide pour le travail plastique ou les œuvres en équipe, et puis il y a ma salle de montage cinéma tout au bout à l’avant de ma péniche qui me permet de m’isoler et de faire le noir. Je travaille aussi beaucoup à l’extérieur, sur le pont. J’ai toujours eu besoin de l’horizon et de l’eau à proximité.
Votre travail vous amène-t-il à voyager afin de rencontrer de nouveaux collectionneurs, pour des salons ou des expositions ? Si oui, que cela vous apporte-t-il ?
Ce sont surtout mes films qui me permettent de voyager en festivals à travers le monde et faire des rencontres essentielles avec les producteurs, directeurs de festivals sur plusieurs continents. Mes films m’ont permis de voyager en Pologne, en URSS, en Inde, en Géorgie, en Grèce, en Turquie, au Portugal, en Italie. Je n’ai encore jamais voyagé pour mes œuvres d’art plastique, à l’exception de ma résidence comme Pensionnaire de la Villa Médicis en 1994 à Rome ou j’ai eu la chance de passer plusieurs années exceptionnelles de création et de rencontres avec d’autres créateurs.
Comment imaginez-vous l'évolution de votre travail et de votre carrière d'artiste dans le futur ?
Je l’imagine moins que je ne l’espère meilleur en terme de production financière. J’espère trouver les lieux ou personnes partenaires de création pour la création d’œuvres monumentales difficiles à réaliser. Et j’espère une carrière internationale parce que je n’imagine pas rayonner que dans le périmètre de mon lieu de vie, mon pays d’origine. Plus que jamais en ces temps de guerre, être citoyenne du monde et œuvrer partout en contact avec les populations et les cultures du monde m’est essentiel.
Quel est le thème, le style ou la technique de votre dernière production artistique ?
Il s’agit de ce qui m’a sans doute le plus bouleversée depuis la période des attentats qui ont frappé la France en 2015 : à savoir le massacre du 7 octobre 2023 perpétré par le Hamas et l’anéantissement de Gaza et de sa population qui s’en est suivi et qui se poursuit sous nos yeux quotidiennement depuis. Si on peut appeler cela un thème, je le définirais comme NOTRE HUMANITÉ. J’ai travaillé deux mois après le 7 octobre à une œuvre que j’ai intitulée OUR KIDS the color of peace et qui est avant tout un geste de paix. C’était une œuvre entièrement tournée vers les enfants d’Israël et de Palestine. J’ai réalisé une installation en feuilles de plomb : moulages de corps d’enfants de différents âges, séparés par des fruits de grenades. Dix petits moulages que j’ai disposé en étoile au sol avec ce fruit de fertilité pour le Moyen Orient qui évoquait aussi bien sûr l’arme grenade.
Et au-dessus de ces moulages en feuilles de plomb, j’ai créé une sorte de retable photographique : LAMENTATIONS. Un diptyque bi face en plexiglass noir, photographies de mères israéliennes et palestiniennes de part et d’autre, comme un seul corps suspendu au centre de l’espace, pour encore une fois dire que toutes les larmes sont salées, de part et d’autre.
Pouvez-vous nous parler de votre expérience d'exposition la plus importante ?
C’est sans doute cette création-là, OUR KIDS -the color of peace & LAMENTATIONS qui a été mon exposition la plus marquante. Je l’ai auto-produite parce qu’aucune institution n’a voulu l’accueillir à Paris. On me disait que c’était trop « à chaud ». Mais il me semble que les artistes sont là pour témoigner précisément à chaud, permettre à celles et ceux qui ne trouvent ni les mots ni les formes pour exprimer leur ressenti de se reconnaître dans une forme, y adhérer. Nous avons créé une pièce musicale avec mon partenaire Michaël Grébil Liberg et c’était donc un espace habité par le son et les corps ou les visiteurs pouvaient se recueillir. Nous l’avons d’abord donnée à voir chez Isabelle Suret dans son lieu le 7,5 au cœur du cinquième arrondissement de Paris le temps d’une soirée, puis un an plus tard, parce que le conflit s’amplifiait et nous mobilisait de plus en plus. C’était à l’Atelier Lardeur, rue du Cherche Midi dans le sixième arrondissement de Paris, un ancien atelier de vitrail fabuleux. Cela a été l’exposition la plus importante non en terme de reconnaissance par le milieu de l’art contemporain, mais parce que des centaines de visiteurs sont venus et y ont été bouleversés à leur tour, reconnaissants que nous avons trouvé un espace et une façon de donner forme à cet irreprésentable-là. Et créer un lieu de recueillement.
L’artiste face aux conflits, c’est dans nos temps chavirés, une sorte d’éthique qui tout à coup prend le pas sur la carrière.
Si vous aviez pu créer une œuvre célèbre dans l'histoire de l'art, laquelle choisiriez-vous ? Et pourquoi ?
En toute humilité, puisque vous me permettez d’accéder à l’absolu inaccessible, j’hésite entre les mains négatives de la grotte de Lascaux et le ciel étoilé peint par Giotto au plafond de la Basilique de Saint François à Assise en Ombrie. Dans les deux cas ce sont des œuvres universelles, primitives qui parlent toutes seules, et à chacun. Ces mains pariétales qui nous viennent du fin fond de l’origine de notre humanité, qui se sont frottés à la suie, au sang des bêtes, à la craie, à la crasse, au feu, et qui sont venues s’apposer à des parois de pierre pour créer l’ancêtre de l’Art, c’est magique et cela m’émerveille. Ce ciel de nuit avec des milliers d’étoiles comme réalisées d’une main céleste, dans le cas de Giotto au 13ème siècle, c’est tellement beau qu’on oublie que c’est de la peinture. Cela ressemble à une réelle expérience de ciel étoilé, de voie lactée en pleine nature. Ces deux expériences/visions artistiques ont été mystiques pour moi.
Si vous pouviez inviter un artiste célèbre (mort ou vif) à dîner, qui serait-ce ? Comment lui proposeriez-vous de passer la soirée ?
Je proposerai à Miquel Barceló, peintre, dessinateur, graveur, sculpteur, céramiste Majorquin pour qui j’ai la plus grande admiration et qui m’inspire depuis toujours de l’inviter à bord d’un bateau en Méditerranée qui est la surface qui nous lie. La plus belle soirée avec lui consisterait à avoir un atelier sur le pont et sculpter ensemble de la terre glaise de toutes couleurs que nous laisserions prendre forme grâce et uniquement grâce aux secousses provoquées par les vagues, en déséquilibre l’un l’autre. Laisser la terre prendre forme sous nos mains poussée par l’écume et la houle serait une réalisation unique et magique. Et alors seulement si nous avions encore faim, peut être grignoter des calamars grillés sous les étoiles.