Marianna De Marzi: être curatrice me permet de nourrir mes nombreuses curiosités

Marianna De Marzi: être curatrice me permet de nourrir mes nombreuses curiosités

Olimpia Gaia Martinelli | 28 mars 2025 10 minutes de lecture 0 commentaires
 

"Être curatrice me permet de nourrir mes nombreuses curiosités en explorant des domaines variés – de la science à l’anthropologie, en passant par la littérature, la philosophie et la politique. On se retrouve au cœur des questionnements contemporains, révélés par la sensibilité des artistes et de leurs œuvres"...

Devant l'œuvre “Second Dance” de l'artiste Alizée Gazeau présentée à l’exposition “éternelles errances”, curetée pour CulturFoundry au CWB © Mona Mil Photography.

Pourquoi as-tu choisi une carrière artistique et comment ta passion s'est-elle développée ?

J’ai toujours voulu organiser des événements culturels, mais c’est au fil de mes études et expériences professionnelles que je me suis rapprochée du domaine artistique : d’abord par la photographie, puis par l’art contemporain, qui m’a offert un espace d’expression plus vaste, au-delà d’un seul médium.

Peux-tu expliquer ce qu'est C-E-A et comment es-tu devenue membre ?

C-E-A est l’association française des commissaires d'exposition. Elle recense les professionnel·les du métier et agit comme une plateforme de réflexion et de défense des droits liés à cette activité.

En 2017, alors membre du collectif de curateur·ices marcel, j’ai découvert C-E-A qui nous a invité·es à intervenir lors d'une discussion sur le rôle du commissaire d'exposition. Cinq ans plus tard, j’ai rejoint l’association en tant que membre active.

Au-delà du partage d’opportunités de travail, C-E-A permet d’agir collectivement en tant que catégorie professionnelle. L’association a récemment accompagné l’affiliation du commissariat d’exposition au régime social des artistes-auteur·rices.

Série « Miroir Étain » de l'artiste Angèle Guerre présentée pendant l’exposition « éternelles errances », curetée pour CulturFoundry au CWB © Mona Mil Photography.

Qu'est-ce que tu aimes le plus dans ton travail de curatrice ?

Il y a autant de manières d’exercer ce métier que de commissaires d’exposition !

Être curatrice me permet de nourrir mes nombreuses curiosités en explorant des domaines variés – de la science à l’anthropologie, en passant par la littérature, la philosophie et la politique. On se retrouve au cœur des questionnements contemporains, révélés par la sensibilité des artistes et de leurs œuvres.

L’échange avec les collègues curateur·ices, les critiques et les artistes est ma plus grande source d’enrichissement. Avec certain·es d’entre elleux nos recherches avancent en parallèle, se croisent et fusionnent, apportant des perspectives différentes sur des sujets communs. Avec le temps, ces dialogues construisent des liens solides.

Enfin, j’adore voyager, et ce métier me permet de rester ouverte à d’autres visions du monde à travers le travail des artistes et de développer des projets et des recherches à l’échelle internationale.

Quels espaces, sujets et thèmes sont les plus importants pour toi dans ta pratique curatoriale ?

Dans ma pratique curatoriale, j’interroge les intersections pour en saisir les limites et les potentialités. C’est dans ces espaces, où les frontières individuelles, sociales et environnementales se rencontrent et se redéfinissent, que les pratiques collectives peuvent émerger et se développer.

Comment appliques-tu la pensée méridienne à ta pratique curatoriale ?

La pensée méridienne, théorisée par le sociologue Franco Cassano, invite le Sud – initialement celui de l’Italie – à revendiquer son existence comme un modèle social alternatif au Nord, dans une perspective décoloniale. Une approche que l’on retrouve également chez Boaventura de Sousa Santos, élargie au Sud épistémologique.

Dans ma manière d’agir et de concevoir mes projets, j’essaie de rester fidèle aux valeurs qui me sont propres et de les transmettre dans mes choix curatoriaux :

  • L’altérité, en valorisant le dialogue avec l’autre dans un exercice de non-domination.

  • La lenteur, en réhabilitant le temps long face à la vitesse et à la productivité imposées par la modernité occidentale.

  • La critique des logiques de domination, en privilégiant des pratiques collectives et des processus de transmission horizontale du savoir.

Ces principes nourrissent mon approche curatoriale et ma manière d’accompagner les artistes et d’identifier les œuvres dans un espace de rencontre et de partage fluide et évolutif.

Talk avec Davide Daninos et Alice Visentin pendant le festival « Capriola » curaté par PIA ©Raffaella Quaranta.

Quelle est ta relation avec l'art entre la France et le sud de l'Italie ?

J’ai fini mes études à Paris, où j’ai aussi développé mon réseau et ma méthodologie de travail. Mais je me suis vite rendue compte que le prisme auquel j’avais accès était trop eurocentré, avec un regard périphérique limité. C’est ainsi que je me suis tournée vers la scène artistique antillaise, puis caribéenne, en rencontrant des artistes et professionnel·les de l’art contemporain, que j’ai interviewé·es pour smarty__magazine.

À mon retour, j’ai voulu renouer avec la production artistique italienne, en m’intéressant particulièrement aux pratiques dans des territoires en marge, notamment dans les Pouilles, ma région d’origine. En 2019, j’ai rejoint l’équipe de PIA (Persistence is All), une école alternative où artistes et curateur·rices collaborent étroitement. Depuis, nous ne nous sommes plus quittés, et j’essaie de les rejoindre dès que possible, notamment pour des projets comme “Flatland – Contemporary Paper Mâché”.

Comme quoi il faut faire le tour du monde pour revenir aux racines !

Comment est née l'idée de FLATLAND | Contemporary Paper Maché et quels étaient les objectifs principaux du projet ?

En tant qu'école centrée sur le travail, notre intérêt pour le papier mâché et, plus largement, pour les techniques artistiques, précède de plusieurs années le projet “Flatland”. Le premier QG de l’école était dans une ancienne menuiserie, avec des espaces dédiés à la production et à la dimension de l’atelier, les matériaux étaient déjà au cœur de nos réflexions.

C’est toutefois lors d’un atelier chez l’une des maestri du papier mâché, confrontée à la difficulté de transmettre son savoir faute d’élèves, que nous avons pris conscience de l’urgence de repenser cette technique sous un regard contemporain et holistique. Nous avons alors envisagé une synergie entre artistes contemporain·es et artisan·es, un espace de création collective ouvert aux participant·es de l’école.

Le papier mâché n’est qu’un point de départ pour une recherche plus vaste sur les techniques plastiques, en particulier celles liées aux arts & crafts. Cette catégorisation entre art et artisanat découle d’une vision occidentale, et notre projet vise à en interroger les frontières. “Flatland” explore ainsi le potentiel pluriel de l’art et la diversité des pratiques artistiques contemporaines, en privilégiant l’expérience directe et l’expérimentation.

Comment la tradition de la cartapesta des Pouilles a-t-elle été réinterprétée de manière contemporaine à travers ce projet ?

Grâce au soutien de la région, nous avons pu inviter, sur une année, quatre artistes – Rossella Biscotti, Diego Perrone, Marco Musarò et Madison Bycroft – ainsi que les curateur·rices Simone Frangi et Lucrezia Cippitelli, afin de développer des workshops de cocréation avec les artisan·es Stella Ciardo et Mario Di Donfrancesco. Chacun·e, selon sa démarche artistique et curatoriale, a apporté un regard renouvelé sur le papier mâché comme matière, permettant d’interroger plus largement la notion de patrimoine sous un angle dynamique et évolutif, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles narrations et modes de production. Photographie, performance et vidéo se sont immiscées dans le travail du papier mâché, instillant du dynamisme et des codes contemporains, à travers un rapport plus direct au corps.

Le projet a donné lieu à une exposition réunissant les coproductions réalisées par l’ensemble des participant·es, présentée au musée Castromediano à Lecce l’été dernier. Il s’est également prolongé par une publication, “Amalgama” (Amalgame), qui rassemble les réflexions et recherches d’artistes, théoricien·nes, universitaires et curateur·rices autour de la matérialité, du féminisme, du Global South et de l’espace public, à partir de l’expérience collective vécue lors de “Flatland – Contemporary Paper Mâché”.

Présentation de « Meeting Points » avec Cassandre Langlois au Campus Caribéen des Arts  © A.Janot.

Quel est l'objectif principal de Meeting Points et comment contribue-t-il aux échanges artistiques entre les Caraïbes et l'Europe ?

“Meeting Points” est né comme un projet curatorial conçu avec la curatrice et chercheuse Cassandre Langlois, à la suite de nos expériences professionnelles respectives aux Antilles. Initialement pensé comme une recherche, il s’est progressivement transformé, au fil des rencontres avec des artistes et théoricien·nes, en un dispositif participant aux échanges artistiques entre les îles de l’archipel et entre celles-ci et l’Europe. À travers la mise en place de projets impliquant des pratiques collaboratives, participatives ou prospectives, le projet explore des espaces de rencontre et de création.

Lors de la première étape du projet en Martinique en 2022, les travaux d’artistes de Porto Rico, Cuba et Haïti ont été présentés. Quatre artistes – Gaëlle Choisne, Kettly Noël, Minia Biabiany et Vir Andres Hera – dont la pratique est ancrée dans la Caraïbe ou en dialogue avec celle-ci, mais qui n’avaient jamais eu l’occasion de travailler sur l’île, ont été invité·es à échanger avec des artistes sur place et à rencontrer une diversité de publics. Cette dynamique s’est appuyée sur l’accueil dans des lieux principalement dédiés à l’apprentissage, la première édition ayant pour focus les pédagogies critiques.

La prochaine étape, qui se tiendra à Marseille, permettra de poursuivre les réflexions initiées en Martinique tout en ajoutant une perspective d’échange avec un autre territoire avec ses propres spécificités. 

Comment Meeting Points intègre-t-il différentes pratiques artistiques, y compris des résidences, des ateliers, des conférences et des performances ?

“Meeting Points” est conçu comme un festival, mais pensé sur un temps long, dans une dynamique décélérée et un esprit inclusif et convivial. En privilégiant des projets collectifs ou participatifs, la programmation s’étend sur plusieurs mois afin de permettre aux échanges de se développer, d’instaurer des relations de confiance et de construire des projets mûris en dialogue avec toutes les personnes impliquées.

Le temps entre les différents événements offre également la possibilité de se consacrer pleinement aux artistes, aux publics et aux intervenant·es, tout en créant un espace de réflexion et d’assimilation après chaque expérience partagée.

Lors de l’étape martiniquaise, qui s’est déroulée sur un mois et demi, se sont succédés : workshops d’artistes en écoles primaires, interventions et performances en écoles d’art et de danse, projections sur le campus universitaire et en milieu associatif, discussions à la bibliothèque municipale, ainsi que des balades en forêt et des repas partagés.

À côté de Sophie Le Gendre et d’une œuvre de sa série « Éveil » pendant l’exposition « éternelles errances », curetée pour CulturFoundry au CWB © Mona Mil Photography.

Comment le dialogue entre l'art, la pédagogie et la recherche va-t-il évoluer à l'avenir dans les prochaines phases de Meeting Points ?

La prochaine étape de “Meeting Points” sera à Marseille, où il s’est déjà tenu un workshop de co-création de carnet de voyage réunissant des artistes de l’École des Beaux-Arts de Marseille et des designers du Lycée Polyvalent Victor Anicet de Saint-Pierre (Martinique). Ce projet éditorial s’est construit autour des notions de marche, de traversée et de territoires en marge. 

Pour autant, dans l’édition marseillaise, la pédagogie critique sera moins directement au centre du projet, bien que cette approche demeure sous-jacente. Le dispositif restera proche de celui mis en place en Martinique : une constellation de moments d’échange entre artistes, théoricien·nes et professionnel·les invité·es, en dialogue avec celles et ceux du territoire marseillais. Marseille nous intéresse particulièrement pour sa richesse culturelle, les flux migratoires qui la traversent et les dynamiques de survie et d’entraide qui en découlent.

Je n’en dis pas plus pour l’instant, mais je vous invite à nous suivre pour plus d’informations sur Instagram : @meetingpoints_project .

Peux-tu partager une émotion significative ou un moment mémorable de la curation d'éternelles errances, réalisée avec Culturfoundry au Centre Wallonie-Bruxelles de Paris ?

L’exposition “éternelles errances” a été un nouvel espace de rencontre avec neuf artistes avec qui il s’est instauré une relation de confiance qui m’a permis de poursuivre des réflexions sur la posture à adopter aujourd’hui dans la création face aux tensions du monde actuel.

Si je devais choisir un anecdote mémorable, ce serait lorsque Frédéric Lorin, fondateur de l’association CulturFoundry, a fait croire en plaisantant à Anaïs Lelièvre, l’une des neuf artistes invitées, que le titre de l’exposition allait être “Il n’y a plus rien à boire”. Nous en avons ri ensemble à la fin de l’exposition, en nous disant que ces moments, en marge du projet, en font pourtant pleinement partie. Il se perdent souvent, alors qu’ils contribuent à créer une atmosphère et à tisser des relations tout au long du processus de création. Toute une errance…

Quelle est ton opinion sur l'intelligence artificielle dans le monde de l'art ?

L’IA dans l’art, comme dans tout autre domaine, est un outil extraordinaire, ce qui explique son intégration rapide dans notre quotidien. Elle peut être à la fois un moyen de création et d'expérimentation, mais aussi un sujet de recherche, notamment en ce qui concerne la production d’images numériques. Il est fascinant d’observer comment les artistes s’approprient ces nouvelles technologies, les détournent et les poussent à leurs limites pour interroger la contemporanéité à travers la création.


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