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Henri Blouet

Retour à la liste Ajouté le 20 août 2015

Interview d'Henri Blouet par Élie Durel

 

"Un artiste peintre qui ne triche pas"

Elie DUREL : Henri Blouet, vous peignez depuis votre prime adolescence, plus de soixante ans de pratique, quel bilan ?

Henri BLOUET : Je préfère parler de regard, sur la peinture en général et peut-être sur la mienne si mes facultés d'objectivité le permettent !

E.D. Justement, le monde contemporain offre le spectacle d'une totale libéralisation de l'expression artistique parfois "off limits", "vénalisée" dans la vulgarité, la provocation et le n'importe quoi.

H.B. Cet aspect de l'Art n'est pas nouveau, il a toujours existé et a pu à certaines époques  fertiliser la création, reçue alors comme dérangeante par les tenants du clacissisme . L'irruption de l'Impressionnisme en est l'exemple le plus connu. Aujourd'hui, l'économie prime sur la culture avec la mondialisation et son  démultiplicateur Internet  qui accélèrent et amplifient la concentration des richesses. l'Art peut se vendre comme un produit. Il y a le marché avec ses spéculateurs, ses tricheurs, ses imposteurs. Le problème est insoluble car si un produit peut être sanctionné par la loi s'il est impropre à la consommation, un objet d'art échappe à cette régulation !

E.D. Vous avez donc été confronté à cet état de chose. Vous a-t-il influencé ?

H.B. Je n'en sais rien. Si je me retourne sur mes débuts, certainement pas. Huit tubes de couleurs à l'huile dans une belle boite en bois au pied du sapin de Noël en 1948, à la sortie de la guerre, c'était le Nirvana pour le gamin que j'étais. Et un formidable "booster" (comme on dit à présent) à l'audace qu'il m'a fallu pour attaquer la première surface qui s'est présentée (une bonbonnière en bois brut fabriquée par moi pour ma mère - je l'ai toujours conservée -). S'en sont suivis de longues périodes de copies de cartes postales ou autres chromos, sans le moindre conseil ou accompagnement, les Profs de dessin des lycées n'enseignaient pas la technique de la peinture à l'huile !

E.D. Justement, vous vous revendiquez comme autodidacte, cela implique tout de même, une recherche, une forme d'apprentissage.

H.B. Oui, d'ailleurs comme pour tous les peintres, amateurs ou professionnels, interviennent différents enseignements : par un ou plusieurs maîtres, ou par recherches personnelles dont ils tirent profit. C'est dans cette dernière voie que je me suis engagé. Lectures, visites de musées, échanges avec des artistes chevronnés ont peut être suscité ma créativité et conduit à aborder différentes formes d'expression picturales ( peinture onirique, peinture automatique, peinture symbolique, conceptuelle etc.), toutes expériences plus ou moins durables mais toujours fécondes pour m'inciter à aller plus loin. Et en m'éloignant toujours de la copie, de la reproduction, pour toujours me sentir responsable en totalité de ma création . Libre en définitive.

E.D. Nous y sommes ! Que pouvez-vous livrer de votre approche actuelle ?

H.B. Comme vous avez pu le constater lors de mes différentes expositions mon travail porte depuis une quinzaine d'années quasi essentiellement sur le non figuratif. D'autre dirait "sur l'abstraction". Difficile de ranger un style dans une case : "abstraction lyrique", "abstraction chromatique", "action painting", etc. Wikipedia vous en dirait plus à ce sujet !

Il faut dire que ma carrière professionnelle s'est déroulée aux antipodes du milieu artistique dans le secteur marketing et direction d'entreprise qui a requis l'essentiel de mon énergie ... et de ma créativité. Il m'a toujours fallu trouver "autre chose" pour rencontrer la faveur d'une clientèle. J'ai toujours fait le parallèle ente ce mécanisme intellectuel et celui qui a toujours entretenu la petite flamme artistique également à la recherche de cet "autre chose". La production parfois d'un seul tableau par an durant ces années a suffi à entretenir ma passion contrainte .

Et puis un événement décisif est intervenu, imprévisible et soudain : un artiste reconnu et que j'appréciais et,  qui dispensait son talent de brillant pédagogue  un soir par semaine dans la maison de quartier où je m'imprégnais de son savoir, s'est, entre deux envolées oratoires,  immobilisé devant un grand format que j'avais beaucoup travaillé : maisons de pêcheurs bien alignées dans une ruelle consciencieusement campée, ciel bleu céruléen artistiquement assumé et brusquement, une lueur malicieuse dans son regard et son indexe qui cueille une copieuse dose de jaune citron sur ma palette pour venir dans un geste gracieux tracer une virgule sacrilège au milieu de mon immarcescible firmament !

E.D. J'imagine votre réaction !

H.B. Stupeur et protestation mais aussi interrogation car les yeux émettaient un autre message. A ma question "Pourquoi avez-vous fait cela ?" la réponse a jailli : "Parce que je sais que vous allez vous en sortir!". Cette phrase a été déterminante dans toute ma trajectoire artistique. S'en est suivie une semaine de réflexion avant la prochaine conférence. De multiples essais de correction, sans résultats. Et puis l'amer abandon et l'ardente attente d'une explication. La semaine suivante, sans préambule, il a pris mon tableau, l'a positionné à l'envers et durant un bon quart d'heure, avec l'un de mes pinceaux et du white spirit en guise de médium, je l'ai vu, avec les autres spectateurs, charcuter mon tableau que je ne reconnaissais plus et après s'être reculé, introduire quelques autres infamies, il a remis le tableau à l'endroit et triomphalement a proclamé à l'intention d'une assemblée interdite mais captivée : "Voilà je viens de vous montrer comment l'on passe du figuratif à l'abstrait". Et bien, en fait de massacre c'était plutôt une réussite !  Tout le monde était "bluffé" et mon tableau que je croyais naufragé était ressuscité sous une autre forme . Les maisons, la ruelle, le ciel, tout cela n'était plus mais il y avait autre chose, autre chose de nouveau d'inconnu, qui ne ressemblait à rien d'identifiable mais avec une esthétique et une harmonie qui nous enchantaient !

Il n'a rien ajouté, j'étais perdu dans mes réflexions. Je l'ai remercié (combien j'avais raison !) et rentré chez moi n'ai pu retenir l'envie de retrouver, du moins en partie, la scène que j'avais initiée. Ce tableau je l'ai toujours et je suis toujours partagé entre le regret de ne pas l'avoir laissé en l'état de pure abstraction et la contemplation de son état d' hybride pour la postérité.

Il fallut encore une longue période pour que le message de ce professeur inspiré m'engage définitivement vers ma voie actuelle !

E.D. C'est une démonstration imagée d'une évolution que d'autres peintres ont pu vivre différemment pour aboutir au même résultat, c'est à dire entrer dans l'abstraction. Qu'en pensez-vous ?

H.B. Je pense en effet que l'univers de la non figuration est infini et que les portes d'entrée le sont aussi. Si je fais un rapprochement entre la musique et l'Art plastique je crois que l'ambition d'un compositeur qui crée une œuvre symphonique est d'amener le mélomane dans un état de plaisir, voire de béatitude à l'écoute de sa création. Pas besoin pour cela de retranscrire les bruits de la nature, des sons identifiables, des enchainements reconnaissables. Il en est de même pour le peintre. S'il veut que le spectateur connaisse, à la vue de son tableau, des satisfactions et un état de jubilation du même ordre (mais différents, les sens intéressé n'étant pas les mêmes) il n'a pas non plus besoin de singer la nature ou d'essayer de la reproduire. La photo a fait son œuvre à cet égard. En matière de poésie un auteur peut tout aussi bien faire connaître un état de grâce à son lecteur sans sacrifier au récit ou à la fiction. L'assemblage de mots, de rythmes et d'accords peuvent suffire au résultat. Arthur Rimbaud n'attribuait-il pas une couleur à chaque voyelle ? Ses  poèmes sont polychromes, inconsciemment polychromes pour le lecteur qui le reçoit comme une musique, comme un tableau. D'ailleurs a-t-on envie de réduire un poème, une symphonie un tableau, à un récit ? A un résumé ?

E.D. Comment nait un tableau dans votre esprit ?

H.B. Et bien, d'abord, je n'ai pas envie de raconter ou de "montrer". D'ailleurs vous aurez remarqué que mes tableaux ne portent pas de titres, (seulement un n° d'ordre d'Opus, comme une œuvre musicale)d'abord pour ne pas suggérer, voire imposer une orientation ou  une idée au spectateur, et surtout ne pas l'imposer à moi-même et m'entraîner à faire apparaître quelque chose de reconnaissable. Dans mon processus de création je reconnais trois phases. La première est totalement inconsciente, issue de rêves, nocturnes ou fruits d'une profonde méditation. L'imprégnation se fait à mon insu et bien sûr  non intentionnelle, non dirigée. Elle imprime le "disque dur" et peut ne resurgir que bien longtemps après. Processus classique , de toute création, plastique, littéraire ou musicale.

La deuxième phase nait d'une violente envie de créer. Je ne sais pas encore quoi, mais le besoin est impérieux dans mon esprit et dans mes sens. Alors je m'attelle à la matérialisation de" ce que je ne sais pas ce que je vais créer". C'est la phase de pure création . Alchimiste et philosophe je vais faire avec ce que j'ai, à l'instinct, toute sensibilité en éveil. Carton à dessin comme support, couleurs, mediums, pigments en poudre, couteaux à peindre, brosses, et j'en passe ! C'est le grand bal des mélanges, des échanges, du rythme, du mouvement, des oppositions, des accords, en deux mots : du mariage du hasard avec lequel je négocie en douceur et de la nécessité qui me résiste souvent ! Le tout ? Une maquette qui a intérêt à bien se tenir car je peux la précipiter aux abîmes dans l'instant ! Le résultat m' est imposé : mon poème, ma symphonie, mon futur tableau me plait-il ? Y retrouvé-je les sensations de mes rêves enfouis, de mes méditations ? Ma symphonie ne relève-t-elle pas de la chansonnette, mon tableau de la décoration ?. Mon exigence se mue en intransigeance pour l'émergence de la maquette élue.

Alors j'ai tout mon temps pour aborder la troisième phase : l'exécution du tableau à l'huile sur toile dans la dimension souhaitée, généralement en grands formats. Phase la plus ingrate dans laquelle je laisse cependant une large place à une "re-création" en teintes et en lignes. Vous avouerai-je que je prends beaucoup de plaisir à ce travail ingrat, le temps, long, de savourer l'accomplissement, la croissance de ce qui n'aurait pas existé sans une volonté qui me vient d'en haut !

 

 

 

 

*Né à Saumur, Élie Durel est aussi l’auteur de nombreux ouvrages à caractère historique et patrimoniaux, des beaux livres et des almanachs de la France et de régions. Il vit dans la région nantaise où il est correspondant de presse. Diplômé de l’École supérieure d’administration de l’armement et de l’École nationale supérieure des arts et métiers, il est distingué de l’ordre national dumérite.

 

 

 

 

paru dans l'HEBDO DE SEVRE ET MAINE du 20 août 2015

Artmajeur

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