La Fascinante Histoire des Monochromes

La Fascinante Histoire des Monochromes

Bastien Alleaume | 9 avr. 2021 9 minutes de lecture 5 commentaires
 

Pour certains, les monochromes sont l’expression pure et parfaite du talent d’un artiste, pour d’autres, il s’agit d’une énième arnaque estampillée art contemporain. Une chose est sûre, l’histoire de ces curieuses peintures de genre est enivrante, et ouvre la voie à de nombreux débats.

Si vous êtes étrangers au concept de monochromes, il s’agit d’œuvres réalisées à partir d’une seule et unique couleur. Evidemment, cette couleur peut être nuancée, et les effets de texture, de brillance ou de matière peuvent également apporter une particularité à l’œuvre finale.

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Yves Klein, Triptyque de Krefeld, 1961.

On trouve ainsi des monochromes de toutes les couleurs, des blancs, des noirs, des rouges, des bleus, des petits, des monumentaux, des lisses, des rugueux, des poreux, des brillants, des satinés… Malgré son caractère éminemment simple et épuré, le monochrome représente un inépuisable medium d’expression pour les artistes, qui peuvent personnaliser leurs approches et leurs techniques à l’infini, comme nous allons le voir.

Alors rangez les crayons, sortez les rouleaux : aujourd’hui, on parcourt l’histoire des monochromes !

1. Les instigateurs du mouvement : l’impressionnisme de Monet et Whistler 

Longtemps, dans l’histoire de l’Art, le monochrome a servi de qualificatif à différents types de camaïeux ou de grisailles. Toutefois, ce n’est que très récemment, au début du 20ème siècle, que ce terme deviendra un véritable genre artistique à part entière, au même titre que les peintures de paysages, les natures mortes ou les ready-mades surréalistes.

Vous vous en doutez, l’idée de créer une œuvre définitive composée d’une seule couleur unie n’a pas émergée du jour au lendemain. C’est le fruit d’un processus long et progressif de différentes recherches artistiques, notamment dû aux travaux impressionnistes. Cela n’a rien d’étonnant : c’est à partir des expérimentations impressionnistes de Claude Monet, d’Edouard Manet ou encore de l’américain James Whistler que les peintres s’éloignent de plus en plus des standards de l’art figuratif. Ils ne cherchent plus à représenter fidèlement la nature, ou à l’embellir comme les romantiques. Ils s’efforcent d’en faire ressentir l’impression, le souvenir, la sensation, à travers le prisme de leurs yeux et le mouvement de leurs pinceaux. Lorsque Monet réalise une peinture de paysage, il ne cherche pas à nous montrer sa maitrise de la perspective, ou la délicate courbure d’une plaine. Il s’évertue plutôt à nous faire découvrir ce paysage tel qu’il l’a lui-même observé : avec le brouillard matinal, avec les jeux de lumière exercés par les rayons du soleil, avec les effets d’ombre et de brillance dont seule la météo de l’instant peut avoir le secret. Il nous donne l’impression d’y être, d’y assister. A travers ces différentes recherches, certaines œuvres ont commencé à avoir le caractère de monochromes, sans réelle volonté de la part de l’artiste. C’est notamment le cas d’une œuvre comme Effet de neige à Giverny, peinte en 1893. En représentant une scène de neige dans un brouillard matinal, l’artiste se refuse forcément à l’utilisation d’une large palette de couleurs, et l’œuvre finale ressemble de plus en plus à un monochrome :

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Malgré l’importance de ces recherches sur la lumière, la couleur et les motifs, l’épuration du sujet et la dématérialisation des objets, les expériences impressionnistes conservent une démarche picturale complétement figurative, et ne constituent donc pas encore de véritables monochromes abstraits.

2. La théorie du premier monochrome : Kasimir Malevitch

Jusqu’à très récemment, les historiens de l’art considéraient l’artiste russe Kasimir Malevitch comme étant le premier créateur d’un véritable monochrome. Avec son Carré Noir sur fond Blanc réalisé en 1915, celui-ci se place à l’avant-garde du genre. Toutefois, son caractère précurseur est finalement à relativiser, aux vues des (très) récentes découvertes, que nous verrons dans la 3ème partie de cet article.

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Kasimir Malevitch est le théoricien du suprématisme, courant artistique basé sur l’abstraction et la pureté géométrique. L’émergence de ce courant en Russie ne peut s’expliquer sans quelques notions contextuelles : à cette époque, les révolutions dominent sur l’échiquier mondial : la révolution industrielle bouscule le capitalisme et les forces de production, et les différentes révolutions politiques bouleversent les grandes nations européennes. Du côté soviétique, les mentalités sont remodelées par le passage d’un régime tsariste à un régime communiste autoritaire. Dans ce contexte de renouveau, les artistes cherchent à recommencer l’histoire de l’art sur de nouvelles bases, en rompant avec les traditions picturales vieillissantes. Le tableau Carré Noir sur Fond Blanc est représentatif de ce renversement : Malevitch décide de se libérer des diktats figuratifs. La peinture n’a plus l’obligation de représenter, de faire référence ou de signifier quelques chose de précis. L’œuvre finale tire sa nature d’elle-même, sans se justifier d’un sens, de prérequis ou de clés de compréhension : c’est l’abstraction même. Là où la peinture classique cherchait à représenter et embellir la nature, là où les impressionnistes souhaitaient y inclure leur vision personnelle, Malevitch décide quant à lui de produire une œuvre qui ne représente rien de réel, dépourvue de tout lien avec sa personnalité et sa perception.

3. La découverte de monochromes plus anciens : Les Arts Incohérents

Comme nous l’avons dit, les historiens de l’art ont longtemps considéré Malevitch comme le premier créateur d’un véritable monochrome abstrait. C’était sans compter une découverte sans précédents ayant eu lieu en 2018 en France. Dans une malle abandonnée au fond d’un grenier, un commissaire-priseur parisien a découvert un ensemble unique, considéré comme perdu : 17 œuvres issues du mouvement des Arts Incohérents, courant artistique plaisantin créé à la fin du 19ème siècle dans la capitale française. A la tête de ce mouvement mystérieux se trouve Jules Levy, un écrivain satyrique célèbre à l’époque, aujourd’hui oublié.
Avec l’aide de ses amis artistes, poètes et dessinateurs, ils fondent ce groupe comme un contrepieds aux mondanités bourgeoises de l’art académique. L’idée est simple : faire rire le public en tournant en dérision les codes archaïques de l’art officiel et les expérimentations de l’avant-garde de l’époque. Pour cela, ils utiliseront tous les mediums à leur disposition : jeux de mots, caricatures, parodies, affiches, toiles… Ils organisent différents vernissages, des expositions temporaires, et même quelques bals. Malgré un puissant succès durant les premières années, le groupe tombe rapidement dans l’oubli, le public se lasse progressivement de leur humour absurde qui peine à se renouveler. Cette courte parenthèse artistique, d’apparence anecdotique, sera pourtant fondamentale pour l’émergence des courants artistiques les plus célèbres du 20ème siècle, notamment pour l’art abstrait et le surréalisme.

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Affiche de Jules Chéret pour l'Exposition des Arts incohérents de 1886

En effet, on trouve dans les réalisations de ce groupe d’Incohérents les premières manifestations de monochromes et de ready-mades, 30 ans avant Malevitch, le suprématisme et les surréalistes. Les ready-mades, ces objets transformés en œuvres d’art par la volonté de l’artiste (vous connaissez forcément l’urinoir de Duchamp), ont ouvert la voie à de nombreuses formes d’art contemporain telles que l’art conceptuel ou l’Arte Povera : c’est dire l’importance du mouvement oublié des Arts Incohérents, qui n’était pourtant pas ignoré des surréalistes en 1920, eux qui fantasmaient de redécouvrir ces œuvres iconiques que l’on croyait détruites à tout jamais.

Parmi les œuvres redécouvertes dans cette malle en 2018, on y trouve différents monochromes, dont les titres particulièrement bien pensés nous rappellent l’esprit tout à fait malicieux de leurs auteurs. L’idée de réaliser une toile monochrome avec un intitulé humoristique provient probablement de Paul Bilhaud, un ami proche du créateur du mouvement, Jules Levy : en 1882, on sait qu’il a exposé un monochrome noir intitulé sobrement « Combat de nègres dans un tunnel ». La blague a véritablement séduit l’un des membres du groupe, Alphonse Allais, puisque celui-ci s’attela ensuite à la réalisation d’une série de sept toiles monochromes entre 1882 et 1890. On y trouve alors différentes variantes : « Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge » (monochrome rouge), « Des souteneurs, encore dans la force de l'âge et le ventre dans l'herbe, boivent de l'absinthe » (monochrome vert), « Première communion de jeunes filles chlorotiques par un temps de neige » (monochrome blanc), ou encore « Ronde de pochards dans le brouillard » (monochrome gris).

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4. Le maitre des monochromes : Yves Klein

Comment décrire l’histoire des monochromes sans évoquer la légende d’Yves Klein ? Ce n’est évidemment pas le premier artiste à expérimenter les possibilités du monochrome, mais il est celui qui a véritablement révolutionné le genre.

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Son approche du monochrome était très spirituelle, ésotérique : pour lui, l’art figuratif était terrestre, il représentait ce que le commun des mortels connaissait déjà. Lui, voulait parcourir et faire découvrir le ciel, l’espace, l’infini : donc forcément de manière immatérielle et épurée, comme ce que l’on observe lorsqu’on lève les yeux au ciel durant une belle journée d’été. Avant de devenir le représentant du bleu profond que l’on connait aujourd’hui, Yves Klein s’est essayé à différentes couleurs de monochromes.

En 1955, il réalise à Paris sa première exposition de monochromes : on en contemple des oranges, des bleus, des verts, des jaunes, des rougesLe public est confus : il cherche par tous les moyens une explication à cette compilation de couleurs brutes et unies. L’artiste est présent au vernissage, il écoute discrètement les conversations des visiteurs. Ceux-ci désamorcent rapidement la frustration de leur incompréhension en faisant discuter entre elles les différentes toiles, en élaborant des hypothèses liées à l’accrochage d’une couleur à côté d’une autre… Ces extrapolations vont vigoureusement vexer Yves Klein : pour lui, chaque monochrome doit être considéré individuellement. Chercher une justification relative à l’accrochage d'ensemble de son exposition revient alors à dénaturer son travail.

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Yves Klein au vernissage de son exposition en 1955 – © Tous droits réservés

Pour éviter que ces troubles ne se reproduisent, il décide alors de se concentrer sur une seule et unique couleur, celle qui, pour lui, représentait le plus son travail et sa quête d’infini : le bleu. Comme vous pouvez le constater, Yves était un perfectionniste (ou au moins, un grand maniaque), et il se confronta rapidement à un nouveau problème : il voulait obtenir un bleu très particulier, un bleu profond et infini, qui aurait la même couleur que les pigments purs, en poudre, qu’il utilisait déjà. Malheureusement, dès que les pigments entraient en contact avec d’autres liants pour être transformés en peinture, ils perdaient en profondeur, en puissance, et la couleur finale devenait automatiquement plus terne, moins éclatante que sous sa teinte pigmentaire.

Mais puisque rien ne résiste à la volonté d’Yves Klein, il décide donc de se transformer en chimiste le temps de trouver une solution à ce problème de pigments bleus. En 1954, il triomphe et invente sa propre couleur, l’IKB (International Klein Blue), qu’il fera protéger peu de temps après en la déposant à l’Institut National de la Propriété Industrielle. A la suite de cette prouesse, il n’utilisera plus jamais d’autres couleurs que ce bleu profond pour réaliser des dizaines et des dizaines de monochromes.

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L’histoire du monochrome n’admet pas de conclusion depuis ses premières manifestations en 1882. De nombreux artistes ont apporté et apportent encore aujourd’hui leur pierre à l’édifice dans cette épopée fascinante : l’américain Mark Rothko et ses compositions bicolores, Ad Reinhardt et ses nuances géométriques, Pierre Soulages et ses expérimentations sur le noir profond (outrenoir), ou encore Lucio Fontana et ses monochromes incisés à la frontière entre peinture et sculpture.

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Concept spatial, Attente, 1963, Lucio Fontana

Que vous soyez déjà partisan du monochrome, ou que vous ayez découvert toute l’ampleur de cette peinture de genre, on espère que cet article vous a plu, ou qu’il vous a convaincu. Et si vous êtes désireux d’en découvrir davantage, nous vous recommandons chaudement la découverte de notre collection de monochromes disponibles sur Artmajeur.

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