Ajouté le 24 août 2009
Mystérieuse faculté que cette reine des facultés !
Elle touche à toutes les autres ; elle les excite, elle les envoie au combat.
Elle leur ressemble quelquefois au point de se confondre avec elles, et cependant elle est toujours bien elle-même, et les hommes qu’elle n’agite pas sont facilement reconnaissables à je ne sais quelle malédiction qui dessèche leurs productions comme le figuier de l’Évangile.
Elle est l’analyse, elle est la synthèse ; et cependant des hommes habiles dans l’analyse et suffisamment aptes à faire un résumé peuvent être privés d’imagination.
Elle est cela, et elle n’est pas tout à fait cela.
Elle est la sensibilité, et pourtant il y a des personnes très sensibles, trop sensibles peut-être, qui en sont privées.
C’est l’imagination qui a enseigné à l’homme le sens moral de la couleur, du contour, du son et du parfum.
Elle a créé, au commencement du monde, l’analogie et la métaphore.
Elle décompose toute la création, et, avec les matériaux amassés et disposés suivant des règles dont on ne peut trouver l’origine que dans le plus profond de l’âme, elle crée un monde nouveau, elle produit la sensation du neuf.
Comme elle a créé le monde (on peut bien dire cela, je crois, même dans un sens religieux), il est juste qu’elle le gouverne.
Que dit-on d’un guerrier sans imagination ? Qu’il peut faire un excellent soldat, mais que, s’il commande des armées, il ne fera pas de conquêtes.
Le cas peut se comparer à celui d’un poète ou d’un romancier qui enlèverait à l’imagination le commandement des facultés pour le donner, par exemple, à la connaissance de la langue ou à l’observation des faits.
Que dit-on d’un diplomate sans imagination ? Qu’il peut très bien connaître l’histoire des traités et des alliances dans le passé, mais qu’il ne devinera pas les traités et les alliances contenus dans l’avenir.
D’un savant sans imagination ? Qu’il a appris tout ce qui, ayant été enseigné, pouvait être appris, mais qu’il ne trouvera pas les lois non encore devinées.
L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai.
Elle est positivement apparentée avec l’infini.
Sans elle, toutes les facultés, si solides ou si aiguisées qu’elles soient, sont comme si elles n’étaient pas, tandis que la faiblesse de quelques facultés secondaires, excitées par une imagination vigoureuse, est un malheur secondaire.
Aucune ne peut se passer d’elle, et elle peut suppléer quelques-unes.
Souvent ce que celles-ci cherchent et ne trouvent qu’après les essais successifs de plusieurs méthodes non adaptées à la nature des choses, fièrement et simplement elle le devine.
Enfin elle joue un rôle puissant même dans la morale ; car, permettez-moi d’aller jusque-là, qu’est-ce que la vertu sans imagination ?
Autant dire la vertu sans la pitié, la vertu sans le ciel ; quelque chose de dur, de cruel, de stérilisant, qui, dans certains pays, est devenu la bigoterie, et dans certains autres le protestantisme.
Charles Baudelaire. 1859