Ajouté le 5 févr. 2007
François Crinel : Gravures.
L’atmosphère des premières gravures de François Crinel est celle du roman fantastique. N’a t’il pas gravé « le corbeau » d’ après un poème du maître du genre, Allan Edgar Poe ? Dans ces gravures, un fragment d’histoire aux couleurs de l’attente, du pressentiment nous est proposé. Sur le pont désert d’un paquebot que le bastingage et l’escalier de fer rayent d’autant de barreaux, que fait cette femme nue au corps laiteux, à la forme de sirène ? Ce corbeau au bec acéré s’échappera t’il par l’ouverture trop étroite sur laquelle se profile déjà l’ombre de son aile ? Quel vertige, quel chavirement nous montrent comme une grille où se projette l’ombre d’une croix, dans une autre gravure, les lattes du plancher éclairées par la porte-fenêtre ?
Cette vision d’un monde où il n’y a qu’un horizon maussade et vide au-delà du bastingage, où la fenêtre est étroite, barrée ou même dérobée quand son reflet seul la signale, loin d’être pessimiste luit d’une poésie moins tournée vers l’effet que vers l’exploration de l’intériorité. Ces états d’âme sont rendus avec des éléments simples pris dans la réalité : c’est leur mise en scène qui en détourne l’usage et amorce l’énigme. En effet, François Crinel a un œil exercé par la photographie et le cinéma, ce qu’on voit bien dans les plans qu’il choisit. Les rangées de bancs sur le pont du bateau paraissent s’ouvrir et pivoter comme dans un effet de « grand angle » autour de la femme nue qui se trouve dans l’angle inférieur droit de la composition. La légère contre-plongée choisie pour figurer le corbeau étire la tête jusqu’à en développer les aspects anthropomorphiques. La contradiction des lignes du tapis, du parquet, l’effet de perspective linéaire accentuée et l’occultation volontaire du haut, c’est à dire de la porte-fenêtre qui donne sens à la composition, accroissant l’incertitude du spectateur et le vertige donné par l’ensemble. Là où certains voient une grande verrière, un volume en hauteur ou une cage d’ascenseur avec ses fils, ne faut-il pas penser à un souvenir des « raboteurs de parquet » de Caillebotte.
Aujourd’hui, François Crinel juxtapose dans un même tirage une scène figurative et une œuvre abstraite d’une pure expansion gestuelle, créant ainsi les conditions d’une tension qui vitalise les deux pans de la gravure finale.
Depuis, le graveur a travaillé sur le thème des fenêtres. Ses gravures ont fait une place plus grande à la couleur. Il aime à jouer sur l’occultation partielle et les effets de transparence que provoquent les volets à lamelles métalliques. Signe de réalité inscrite dans les années soixante-dix qui campe à lui seul une atmosphère.
Avec la même précision qui caractérisait son premier travail, il grave les stries horizontales qui ferment le haut de la fenêtre. Le haut seulement car le volet s’arrête bien vite et ses lamelles disloquées deviennent plumes d’oiseau en éventail sur une surface colorée mue par une caressante brise orangée. Les stries horizontales se retrouvent sur le haut de certains nus gravés à la même période. L’impression trouble provoquée par ces images altérées se vérifie quand l’artiste oppose une image blanche, un nu clair et comme veiné par un lacis de dentelle à son double inversé, sombre et lacéré. La dualité et la diffraction du corps témoignent de l’impossibilité de saisir l’image même de l’autre.
Dans le prolongement de cette recherche d’intériorité sont venus les nœuds auxquels François Crinel travaille. Non plus la fenêtre, ni même le cordon qui pend de la tringle à rideaux – qui est à l’origine du thème- mais le nœud, l’entrelacs simple d’une corde envahissant tout le champ visuel. Le cheminement du thème vaut d’être retracé : dans une gravure, les formes rondes du cordon à rideau rappellent celle de la femme dont le corps est reflété dans la glace. Ainsi le cordage a des aspects féminins : il est strié comme le haut des corps gravés. Le passage du bateau au cordage et de l’oiseau noué, aux ailes et aux pattes repliées au nœud qui parfois se déploie en plumage s’est réalisé dans une sorte de glissement inconscient où l’élément érotique est important. Le cordage torse marque l’entrelacement et l’étreinte. Le nœud - c’est sa fonction – lie et uni ce qui est séparé Il a des étirements d’arbre fourchu ou de sexe féminin. Il fait masse comme pour briser la fenêtre derrière : Il semble que l’artiste se recueille et se rassemble en cette forme serrée qui devient tour à tour point d’interrogation bleu ou brun, coquillage ou arabesque, masque vénitien ou serpent.
Dans certaines gravures de la série des nœuds – à celles-ci - va ma préférence le graphisme précis et le rendu volumétrique font place à de simples silhouettes. Les circonvolutions du nœud qui évoquait tout à l’heure les replis d’un cerveau ou d’une main se simplifient en un maelström qui substitue à l’image réaliste sa métaphore dynamique ? François Crinel a sa façon à lui de trancher le nœud gordien : dans le sens de la longueur, pour en extraire le signe formel. Pourtant, ces nœuds formalisés, rendus à leur simple tension dynamique qui semblent vus en ombre chinoise, gardent quelque chose de leur relief d’origine. Ces dazibaos sur fond or ou rouge gardent l’épaisseur du lien imprimé dans leurs méandres.
A tout œil, sa décantation du réel. Pour François Crinel, le nœud est aussi bien l’énigme du roman fantastique – dont il reprenait il y a quelques temps les accents – que la trace de son travail de graveur, suivie fil à fil dans la métamorphose, pour notre élévation, du plus quotidien.
Thierry Dufrêne
25 Avril …..